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Quel est l’intérêt du rôle travesti ?

On s’étonne souvent lorsqu’on entend qu’un rôle de jeune homme est interprété par, voire écrit pour, une femme. Pourtant, derrière le personnage plus connu du Chérubin de Mozart se cache toute une panoplie de rôles travestis, à la fois au théâtre et à l’opéra. L’opérette n’y échappe pas, et Offenbach en particulier n’a pas hésité à recourir souvent à ce type de rôles ambigus, qui trouvent dans les préoccupations actuelles sur le genre un intérêt nouveau.

Au-delà de l’alternative d’un homme joué par une femme ou d’une femme jouée par un homme, il faut distinguer des rôles travestis écrits par le dramaturge, le librettiste ou le compositeur, et ceux qui font le choix des metteurs en scène dans leur adaptation voire actualisation de l’œuvre. Et pourtant, si ceux-ci font ce choix, à l’instar de Robert Carsen à Bastille à l’automne 2022 confiant Roméo à Anna Goryachova, c’est souvent en s’appuyant sur la volonté même du compositeur, voire du dramaturge initial : si le rôle de Juliette était joué par un jeune homme au moment de sa création par Shakespeare du fait des contraintes du théâtre élisabéthain, Bellini a bel et bien composé le rôle de Roméo pour une cantatrice soprano.

À y regarder de plus près, le brouillage des genres, en particulier chez Offenbach, suit un gradient de confusion plus ou moins prononcée pour le spectateur. Un ressort comique classique consiste à faire se déguiser des personnages à l’identité sexuelle bien définie dans un sexe opposé, de façon pleinement transparente pour le spectateur. Par exemple, dans l’opérette d’Offenbach Jeanne qui pleure et Jean qui rit, une Jeanne se fait passer pour son frère Jean, tandis qu’un autre personnage, Cabochon, se déguise en femme au cours de l’opérette. Ce travestissement explicite s’oppose à celui de comédiennes en jeunes hommes, sans que la pièce n’entretienne d’ambiguïté sur leur identité sexuelle : le jeune amant, quoique joué par une femme, est un jeune homme, et le public fait comme si cela ne posait pas de problème. Entre les deux, un cas plus rare mérite d’être souligné : dans L’Île de Tulipatan (1868), Offenbach construit une intrigue sur une confusion des genres ignorée des personnages eux-mêmes : une jeune femme bonhomme tombe amoureuse d’un jeune homme délicat et se désespère qu’il n’ose lui déclarer sa flamme en retour, avant qu’il ne soit révélé aux deux jeunes gens que leur véritable identité sexuelle leur a été cachée à la naissance, que le jeune homme est une femme et la femme un homme !

Toute la question qui se pose alors, face à cet imbroglio jouant sur les codes de la féminité et de la virilité, est de savoir pourquoi nos compositeurs et librettistes ont écrit et pensé ces rôles. Comment interpréter ces travestissements et ainsi comment les jouer sur scène ?

Je propose de distinguer quatre pistes d’interprétation : psychologique, morale, scénique et musicale.

Un intérêt psychologique : figurer l’innocence, voire l’impuissance ?

Dans la préface du Mariage de Figaro (1778), Beaumarchais écrit du rôle de Chérubin, le jeune page du comte Almaviva, qu’il « ne peut être joué que par une jeune et très jolie femme ; nous n’avions point à nos théâtres de très jeune homme assez formé pour en bien sentir les finesses […] c’est un enfant, rien de plus ». C’est donc dans la continuité de Beaumarchais que Mozart compose en 1786 le rôle de Chérubin pour une mezzo-soprano. Son air célèbre « Voi che sapete » exprime bien l’innocence d’un tout jeune homme encore délicat, qui découvre les soubresauts de l’amour, et dont la virilité encore peu affirmée contraste avec les offensives séductrices du comte Almaviva. Chérubin incarne ainsi l’archétype d’un rôle travesti qui aurait pour fonction de mieux représenter des traits psychologiques d’ingénuité et de grâce associés à l’être féminin.

Si l’on s’intéresse maintenant au personnage de Siebel dans le Faust de Gounod (1859), l’ingénuité du jeune homme joué par une femme prend un tour plus tragique : on y retrouve la même opposition entre deux modèles de masculinité, celle conquérante d’un Faust qui fait l’assaut de la « demeure chaste et pure » de Marguerite, contre la présence discrète et fidèle de Siebel, écrit pour une mezzo-soprano. Le drame dans Faust tient sans doute à ce que Marguerite choisit celui qui lui ment et l’abandonne, plutôt que l’ami fidèle présent jusqu’à sa condamnation à mort. Le prélude de l’« Air des bijoux » met en exergue le triomphe tragique de Faust sur Siebel, dont Marguerite délaisse les fleurs avec un « Pauvre garçon ! » avant d’être séduite par le coffret de bijoux déposé par Faust et Méphistophélès.

Ces deux exemples nous montrent un premier visage du rôle travesti, au service de la caractérisation des personnages, permettant de mettre en scène une masculinité naissante, encore associée à travers la figure féminine à l’innocence de l’enfance, mais souvent mise en échec face à la virilité triomphante de l’homme mûr. Ce qui se cache ici, c’est bien une différenciation forte des caractères masculins et féminins derrière la figuration de différentes formes de virilité, puisqu’une virilité autre que « toxique » ne pourrait être jouée autrement que par une femme.

Un intérêt moral ambigu : décence ou voyeurisme ?

On trouve ensuite d’autres interprétations du rôle travesti, empruntant davantage au registre moral. L’article « Rôles travestis » du Dictionnaire pittoresque et historique du théâtre d‘Arthur Pougin (1885) explique ainsi que faire jouer à une femme un rôle d’amoureux passionné permet de « sauver ce que certaines situations pourraient présenter d’un peu excessif et d’un peu dangereux à la scène ». L’auteur interprète en ce sens le fait que le rôle d’Amour dans la tragédie-ballet Psyché (œuvre commune de Molière, Corneille, Lully et Charpentier, créée en 1671), d’abord confié au comédien Michel Baron, ait ensuite été confié à une femme. Reste à savoir si la représentation d’élans passionnés entre deux femmes sauve le caractère impudique de la scène, ou s’il répond plutôt à un fantasme masculin tirant sur le voyeurisme !

La suite de l’article va dans le sens de cette ambiguïté morale, puisqu’il est expliqué que les rôles travestis permettaient également de mettre en valeur certaines comédiennes qui se montraient très vives et originales dans des rôles masculins, comme Virginie Déjazet (1798-1875), qui a créé plus de cent rôles travestis au théâtre. Laurent Bury, dans un très bon article sur le rôle travesti chez Offenbach, montre par ailleurs que ces rôles travestis permettaient une audacieuse licence vestimentaire aux artistes qui les créaient, Léa Silly et Zulma Bouffar, qui, vêtues d’une tunique très courte pour l’époque, montraient ainsi leurs jambes en toute impunité à leurs admirateurs…

Le rôle travesti pourrait ici s’interpréter davantage à travers le prisme d’un certain plaisir licencieux à représenter l’amour entre deux femmes ou à exhiber le corps féminin, en particulier chez Offenbach, dans une période très marquée par la morale bourgeoise du Second Empire.

Un intérêt scénique : le travestissement comme ressort comique

Comme le montre Laurent Bury, on observe un traitement très inégal des deux types de rôles travestis : si les chanteuses jouent des rôles de jeunes hommes ingénus mais séduisants, les chanteurs incarnent plutôt des femmes laides, vieilles et sottes. Cette dichotomie est très présente chez Offenbach. Ainsi de son opérette Mesdames de la Halle (1858) : trois hommes jouent trois vieilles marchandes peu grâcieuses, suscitant l’intérêt uniquement pour l’argent qu’on leur suppose à tort, tandis qu’une femme joue le marmiton Croûte-au-Pot, amoureux de la jolie fruitière Ciboulette. On retrouve cette dichotomie dès les pièces baroques, comme le montre le très beau Couronnement de Poppée de Monteverdi, donné par l’ensemble Cappella Mediterranea à l’Opéra royal de Versailles en janvier 2023 : au rôle travesti de l’Amour, chanté par Julie Roset, s’oppose le rôle comique de la nourrice interprété par Stuart Jackson.

L’Île de Tulipatan, opéra-bouffe d’Offenbach en un acte (1868), vaut à ce titre le détour. L’interprétation de cette œuvre fait la part belle au ressort comique du travestissement. Hermosa est chantée par un ténor en perruque qui surjoue le côté gauche et lourdaud, tandis qu’Alexis est joué avec délicatesse et sensibilité par une soprano. Le duetto « Si, comme vous, j’étais un homme », extrêmement drôle, chante l’incompréhension d’Hermosa face à la timidité d’un Alexis qui n’ose déclarer sa flamme, jouant sur les codes de l’initiative masculine dans la déclaration d’amour:

On retient ici le ressort comique reposant sur le travestissement d’hommes en femmes. Arthur Pougin, dans le Dictionnaire pittoresque et historique du théâtre (1885), écrit ainsi dès 1885 qu’« aujourd’hui, dans le répertoire moderne, on ne travestit plus guère un homme que lorsqu’on veut obtenir un effet grotesque et ridicule. Encore n’emploie-t-on ce moyen qu’avec la plus grande discrétion, le raffinement de notre goût le supportant malaisément. » Les mises en scène contemporaines démentent ce propos en prouvant le succès toujours actuel de ce ressort comique.

Un intérêt musical : un réservoir de créativité pour des duos féminins

La dernière interprétation semble avoir été la plus importante pour les compositeurs, et est d’ordre musical : l’usage de rôles travestis – en particulier de jeunes hommes chantés par des femmes – est un réservoir de créativité pour des duos de femmes entre deux sopranes ou une soprano et une mezzo-soprano. Les opérettes d’Offenbach regorgent ainsi de magnifiques duos amoureux de femmes : au-delà de la célèbre Barcarolle des Contes d’Hoffmann (1881), on peut penser au très beau duo de Fantasio (1872), ou au parodique Duo des pommes de Caprice et Fantasia dans le Voyage dans la Lune (1875).

Si certains rôles écrits comme rôles travestis sont parfois redonnés à des hommes, comme le rôle de Caprice dans Le Voyage dans la Lune (1875), certains chefs n’hésitent pas à donner des rôles de ténors à des sopranes, afin de créer de nouvelles harmonies musicales : on peut penser à la belle interprétation du duo d’ouverture « Tous les deux, amoureux » du Barbe-Bleue d’Offenbach (1866) par Renée Fleming et Susan Graham. Le travestissement du rôle de Caprice permet de redonner un nouveau souffle au duo, en permettant à Susan Graham de monter dans les aigus lorsqu’elle chante le printemps, passant même plus haut que la voix de soprano.

A l’opéra, le rôle travesti s’explique donc souvent par ce qu’il permet de créer musicalement, en termes de jeu avec la matière sonore de deux voix de femmes.

Et le rôle de Fragoletto dans Les Brigands ?

Ces différentes interprétations permettent de proposer plusieurs lectures du personnage de Fragoletto dans Les Brigands (1869).

Face aux autres brigands, le personnage de Fragoletto, présenté comme un honnête homme qui se travestit en coquin par amour pour Fiorella, incarne certes une certaine innocence et une fraîcheur. Les choix de mise en scène d’Emmanuel Ménard pour la production de l’œuvre par Oya Kephale en 2023 soulignent par exemple le décalage final entre la volonté sincère de Fiorella et de Fragoletto de quitter « le vol et le brigandage » et de « redevenir d’honnêtes gens », quand les autres brigands laissent transparaître leur intention de continuer leur vie d’avant. L’adjectif « honnête », qui revient dans les répliques de Fragoletto, l’associent à une figure fraîche et sincère qui pourrait entrer dans la tradition du jeune homme, associé par le choix d’une femme à une figure d’enfance ou de bonté fondamentale. Le dessin fait du personnage par l’illustrateur belge Draner (1833-1926) exprime bien la douceur candide que le travestissement permet d’associer au jeune homme.

Toute l’ambiguïté du personnage réside pourtant dans son espiègle audace, qui, si elle tient à des élans d’une fougueuse jeunesse, tirent définitivement Fragoletto hors d’une pure figure d’innocence enfantine. Le jeune homme qui chante vouloir « piller un brin » la fille du chef, ou l’emmener bien vite dans les bosquets manifeste ostensiblement sa figure d’amant passionné ! Sous cet aspect, on peut se demander si le choix d’une femme pour chanter Fragoletto ne permet pas aux créateurs de l’œuvre le mélange ambigu de décence et d’audace à faire exprimer par une femme des élans amoureux plus habituellement exprimés par les hommes dans la tradition scénique. Il n’est pas anodin de se rappeler d’ailleurs que le personnage de Fragoletto a été créé par Zulma Bouffar, qui a entretenu une longue liaison secrète avec Offenbach et lui a donné deux enfants. La séduction n’est pas absente du personnage de Fragoletto, espiègle jeune femme se permettant d’imiter l’audace masculine dans les élans amoureux…

Du ressort comique du travestissement, on aperçoit quelques traces dans le Trio des marmitons, coupé de la production Oya Kephale 2023, à travers un jeu sur les niveaux du travestissement. Pietro, Falsacappa et Fragoletto, déguisés en marmitons, se préparent à accueillir les voyageurs pour les enfermer dans une cave à vin et se substituer à eux. Falsacappa imite alors une voyageuse en contrefaisant une voix de fausset, tandis que Fragoletto lui répond dans les graves, en continuant à jouer son rôle masculin. Le refrain résolument pétillant de ce trio achève de donner à tout l’air une ambiance légère célébrant le déguisement et la farce. Le nom même de Fragoletto pourrait être une référence amusée à un personnage romanesque essentiellement ambigu : Fragoletta, personnage éponyme du roman Fragoletta, Naples et Paris en 1799 d’Henri de Latouche (1829), qui met en scène un hermaphrodite se présentant tantôt sous les traits d’une certaine Camille, tantôt sous ceux de son frère Adriani.

Enfin, l’intérêt musical du travestissement de Fragoletto est évident dans Les Brigands, comme en témoignent les nombreux duos avec Fiorella. Fragoletto donne souvent la réplique de Fiorella à la tierce, ou en reprenant la partie de soprano II, ce qui rassemble leurs voix dans une étonnante proximité de son, et ce qui peut figurer l’harmonie de ces deux personnages, exception d’honnêteté et d’espièglerie dans un univers globalement grotesque ! Dans le « Duetto du notaire », où les deux amoureux pressent un notaire imaginaire de les marier afin de pouvoir enfin batifoler en toute moralité, c’est même la voix de Fragoletto qui chante la partie de soprano I, passant au-dessus de la voix de Fiorella.

Le détour par les interprétations des rôles travestis à l’opéra permet donc de souligner toute l’épaisseur du personnage de Fragoletto, ambigu dans sa psychologie – entre une honnêteté sincère et une séduisante espièglerie, et dont le travestissement nourrit à la fois l’imbroglio des déguisements à répétition de l’intrigue et le génie musical des Brigands.

Extrait de la partition piano-chant du « Duetto du notaire », dans Les Brigands d’Offenbach. La partie de Fragoletto (Frag./Fr.), bien qu’en deuxième ligne, est plus haute que celle de Fiorella (Fior./Fi.), créant une inversion des rapports sonores permise par le travestissement du personnage.

Pour en savoir plus sur la musique des Brigands

Sources

Oya Kephale : pourquoi ce nom ?

« Oya Kephale » (prononcer oya kéfalé), est extrait d’un couplet d’Oreste dans La Belle Hélène (1ère opérette réalisée par la troupe en 1995). Ces mots de grec signifient « Quelle tête ! », sous-entendu “Quelle tête il fait !”

 

En 1864, date de la création de La Belle Hélène, le public du théâtre des Variétés était semble-t-il suffisamment lettré pour comprendre ce passage. Kephale comptait probablement parmi les premiers mots de grec que l’on apprenait. 

 

Voici le contexte : 

Oreste, fils turbulent d’Agamemnon, entre dans le temple de Jupiter accompagné de “dames de Corinthe” – comprendre : des femmes de petite vertu. La Reine Hélène, et surtout le grand augure de Jupiter, Calchas, sont quelque peu gênés de leur arrivée dans le lieu sacré.

 

Extrait du livret :

HÉLÈNE, se retournant vers la droite avant d’entrer dans le temple.

Tiens ! il est avec Parthénis… Elle s’habille bien, cette Parthénis ! Il n’y a que ces femmes-là pour s’habiller avec cette audace !

Entrée d’Oreste, entrée vive et bruyante. Une petite troupe de joueuses de flûte et de danseuses accompagne Oreste, Parthénis et Léæna. Toute la bande se précipite sur Calchas et l’enveloppe.

CALCHAS, regardant à droite.

Et dire que c’est le fils d’Agamemnon, le fils de mon roi !…

TOUS.

Ohé ! Calchas ! ohé !

ORESTE, à Calchas (chanté).

    Au cabaret du Labyrinthe

    Cette nuit, j’ai soupé, mon vieux,

    Avec ces dames de Corinthe,

    Tout ce que la Grèce a de mieux.

    (Présentant à Calchas Parthénis et Léæna)

    C’est Parthénis et Léæna,

    Qui m’ont dit te vouloir connaître.

CALCHAS, passant entre les deux femmes.

    Pouvais-je m’attendre à cela ?

    Mesdames, j’ai bien l’honneur d’être…

ORESTE.

    C’est Parthénis et Léæna !

TOUS.

    C’est Parthénis et Léæna !

Danses autour de Calchas sur un accompagnement de flûtes et de cymbales.

    Tsing la la, tsing la la !

                     Oya Kephale, Kephale, o la la !

    Tsing la la, tsing la la !

 

La joyeuse troupe se moque des airs que prend Calchas, qui peine à garder sa dignité au milieu de cette excitation.

Une opérette, c’est quoi ?

François Le Roux (La Grande duchesse de Gérolstein, mise en scène de Laurent Pelly, Théâtre du Châtelet, 2004), dans le rôle du Général Boum. Un « général d’opérette » ?

« Général d’opérette », « république d’opérette », « une vulgaire chanteuse d’opérette »… Le terme d’opérette n’a décidément pas bonne presse, et on l’utilise volontiers pour donner une tournure péjorative aux personnages et aux situations que l’on veut décrédibiliser.

Partant, nombreux sont ceux qui n’ont jamais vu une seule opérette et qui s’imaginent qu’il ne s’agit que d’une forme d’opéra de second rang. Un tel préjugé ne date pas d’aujourd’hui. Dès le milieu du XIXe siècle, le critique musical François-Joseph Fétis définissait l’opérette ainsi dans le Littré (1863-1873): « Mot qui a passé de la langue allemande dans le français, et par lequel on désigne de petits opéras sans importance par rapport à l’art ».

Certes, tout préjugé a un petit fondement de vérité. Alors, l’opérette, c’est juste un opéra léger ou un petit opéra ? Ou les deux en même temps, mon général ?

Une définition rigoureuse de l’opérette paraît très délicate, tant le genre est devenu protéiforme au gré des évolutions qu’il a connues dans son histoire.

Alors, sans prétendre vous apprendre ce qu’est l’opérette, osons au moins vous dire ce qu’elle n’est pas vraiment !

L’opérette, un petit opéra ?

L’opérette serait selon ce premier point de vue une forme réduite de l’opéra, qu’attesterait d’ailleurs la portée diminutive du suffixe -ette:  maisonnette, fillette, ou… bolinette comme dirait Numérobis.

Mais en quoi l’opérette serait-elle moins grande qu’un opéra ? Du fait d’un lieu de production plus modeste, d’une durée plus brève, d’un argument plus ramassé, d’un plus petit nombre de personnages, ou d’instrumentistes ?

L’opérette française sous Offenbach

La question du lieu de la création est une caractéristique fondatrice du genre de l’opérette.

A l’époque des « pères » de l’opérette, que furent Hervé ou Offenbach, une réglementation particulièrement stricte encadrait les productions théâtrales. Héritée d’un système de privilèges établi sous le premier Empire, elle limitait le nombre de salles de théâtres – d’abord à 8 sous Napoléon Ier – et elle régulait le type de spectacles pouvant y être joués.

Des dérogations ont progressivement été accordées au début du Second Empire, permettant notamment à Offenbach d’ouvrir un petit théâtre, bénéficiant de l’autorisation d’y produire des « scènes comiques et musicales dialoguées à deux ou trois personnages ».

Le théâtre des Bouffes Parisiens voit le jour en 1855, et Offenbach peut y diriger ses premières opérettes, comme Les Deux aveugles et Le Violoneux. Ces œuvres respectent alors les restrictions énoncées, et, de fait, les caractéristiques de durée et d’effectif limités.

Caricature d’Offenbach cherchant une nouvelle salle pour le théâtre qu’il vient de créer. Après avoir connu le succès estival de l’Exposition universelle, le théâtre des Bouffes-Parisiens quitte les Champs-Elysées, et emménage dès l’hiver 1855 à la salle Choiseul, proche de l’Opéra-Comique.

Ainsi, le livret tient le plus souvent en un acte unique. Par conséquent, la durée d’une opérette sera mécaniquement plus courte que celle d’un opéra, qui se décline en deux, trois voire quatre ou cinq actes.

Mais Offenbach persévère. Petit à petit, il s’affranchit de ces restrictions et compose des pièces plus longues, avec un quatrième personnage (Bataclan, 1855), puis un cinquième (Croquefer, 1857), jusqu’à même pouvoir y insérer des chœurs ! C’est alors que le répertoire d’Offenbach évolue vers un registre plus proche de l’opéra-comique, avec Orphée aux enfers, créé en 1858. L’opérette est peu à peu délaissée au gré de l’assouplissement réglementaire, qui culmine avec la parution du décret sur la liberté des théâtres en 1864. Offenbach ne compose que très rarement des opérettes à partir de cette période, et il se consacre essentiellement à l’écriture d’opéras-bouffes, d’opéras-fééries et d’opéras-comiques, œuvres plus « grandes » par leur durée et leur effectif.

De grandes opérettes ?

Hélas, on ne peut s’arrêter à ce critère de taille pour définir l’opérette, le terme ayant été revendiqué par des compositeurs plus tardifs qui s’en sont écartés.

Ainsi en est-il des opérettes autrichiennes, dont les plus célèbres, comme La Chauve-souris (1874) de Johann Strauss fils, ou La Veuve joyeuse (écrite en 1874, mais créée en 1905) de Franz Lehar, sont écrites en trois actes, et incluent un grand nombre de personnages, des chœurs, ainsi qu’une instrumentation étoffée.

De même, les opérettes françaises du XXe siècle échappent à ces critères, quand on songe à celles de Maurice Yvain (Là-haut, 1922), d’André Messager (Coups de roulis, 1928) ou de Francis Lopez (Le Chanteur de Mexico, 1955).

Luis Mariano « Le chanteur de Mexico » (Archive INA). Le Chanteur de Mexico, air extrait de l’opérette éponyme, immortalisé par le ténor Luis Mariano.

Mais alors, quel est le point commun entre ces dernières pièces et les opérettes originelles d’Offenbach ?

L’opérette, un opéra qui ne se prend pas au sérieux ?

Peut-être serait-ce le critère du caractère léger et satirique qui pourrait alors servir de dénominateur commun aux différentes formes d’opérette.

L’opérette en opposition à l’opéra ?

C’est en effet sous cet angle que l’on aime à distinguer d’une part, le genre de l’opéra, solennel, grandiose, grave et noble, qui séduit les classes intellectuelles et aristocratiques, et d’autre part, le genre de l’opérette, trivial, burlesque voire ridicule, qui n’amuserait que la petite bourgeoisie. Cette distinction est hélas bien trop exagérée, et là encore, la faute peut être imputée à ce suffixe en -ette, qui n’aide pas, avec sa connotation souvent dégradante (mauviette, pichenette, lavette etc.).

De plus, elle est erronée, car confusion est ici faite entre opera-buffa et opérette. L’opérette n’est en effet pas un produit dérivé de l’opéra, comme l’est l’opera-buffa, qui s’est développé à partir de l’operia-seria, et qui inspirera les opéras-bouffes d’Offenbach.

La satire oui, mais pas n’importe laquelle…

Certes, l’opérette demeure une œuvre souvent satirique et peut même avoir des allures de farce. Mais l’opera-buffa s’appuie tout de même sur des thèmes ou des personnages tirés d’une littérature savante, évoluant dans une intrigue relativement élaborée qui explore les moeurs de l’époque – et la façon dont elles sont habilement contournées, comme il Barbiere di Siviglia de Rossini ou Cosi fan tutte de Mozart. L’opérette, quant à elle, met en avant des situations plus familières et proches du quotidien, dans une narration qui relève plus du vaudeville que de la comédie, sans autre but que de distraire.

il Barbiere di Siviglia – Rossini Opéra de Rouen-Normandie 2019, Finale de l’acte II (version de l’Opéra de Rouen-Normandie, mise en scène de Pierre-Emmanuel Rousseau). L’opérette et surtout l’opéra-bouffe reprennent les motifs satiriques et les airs enjoués de l’opera-buffa, lequel demeure cependant caractérisé par une finalité morale, ici inspiré de la pièce de Beaumarchais, Le Barbier de Séville ou La Précaution inutile.

De plus, contrairement à l’opera-buffa, l’opérette comporte des dialogues parlés – ce qui la rapproche alors de l’opéra-comique. Mais là encore, ce critère de proximité avec le genre du vaudeville ne s’applique pas tellement aux opérettes autrichiennes évoquées plus haut. L’on pourrait d’ailleurs presque croire que ces dernières relèveraient plus de l’opéra-bouffe, et que le terme d’opérette leur serait appliqué pour mieux souligner l’influence d’Offenbach. Notons d’ailleurs que le livret de La Chauve-souris trouve son origine dans une comédie de Meilhac et Halévy (Le Réveillon), qui furent eux-mêmes librettistes d’un grand nombre d’œuvres offenbachiennes.

La Chauve-Souris, quoiqu’intitulé “opérette” par Strauss lui-même, ressemblerait davantage à un opéra-bouffe offenbachien. Ici l’air du Prince Orlofsky “Im Feuerstrom der Reben dont l’ambiance n’est guère éloignée du final de l’acte III de La Vie parisienne: Die Fledermaus – English subtitles – Bavarian State Orchestra 1987 – Kleiber Wachter Coburn. Source de l’image : carte postale pour le 25e jubilé de la création de la Chauve-souris, Wienbibliothek, WBR, HS, HIN-223954.

Mais alors, qu’est-ce qu’une opérette ?

Comme annoncé d’emblée, il était plus évident de dire ce que n’est pas une opérette. Dire ce qu’elle est précisément, c’est prendre le risque de la figer dans un genre artificiel, qui ne tient pas compte de la réalité historique – celle d’une incrémentation progressive d’influences des différents compositeurs d’opérettes à travers les âges et les pays. Et pour celles et ceux qui voudront encore obtenir une définition canonique de l’opérette, il faudra se contenter de rechercher un faisceau d’indices à la manière des juristes, en gardant en tête que ces critères sont loin de s’autosuffire :

  • Brièveté du livret
  • Effectif réduit, tant pour les chanteurs que les instrumentistes
  • Thème léger et satirique, proche du vaudeville
  • Présence de dialogues parlés

Si vous avez bien suivi, vous aurez donc compris que, malgré les abus de langage, Oya Kephale n’a jamais produit une seule opérette ! Eh oui, si Offenbach est, pour l’heure, le seul compositeur que nous mettons à l’honneur au théâtre d’Asnières, nous n’avons joué que ses opéra-bouffes et ses opéra-fééries.

 

 

Sources

Mais qui est Jacques Offenbach ?

Si le nom d’Offenbach sonne familier pour beaucoup, bien peu sont capables de fredonner l’un de ses airs  – au-delà du cercle ésotérique des fanatiques de musique classique. Et pourtant, s’ils ont le malheur de tomber sur un musicien excité de la troupe Oya Kephale qui leur explique qu’il a forcément déjà entendu ça, ils se ravisent et affirment d’un ton assuré « Ah, mais oui, c’est le mec qui a fait le French can-can ! »

 

 

Las, il faut alors entreprendre de leur expliquer que ce n’est pas exactement ça, que le Moulin Rouge a ouvert dix ans après la mort d’Offenbach et que sa vie est loin de se résumer à ces quelques mesures légères et endiablées, qui ont certes fait le tour du monde.

 

 

 

Un enfant prodige

Jakob Offenbach naît en 1819 à Cologne, d’un père musicien et chantre à la synagogue. Il révèle très tôt d’excellentes aptitudes pour la composition et pour la pratique du violon, puis du violoncelle.

Son père lui fait quitter l’Allemagne dans l’espoir de le faire admettre au Conservatoire de Paris. Son talent lui vaut d’être accepté par son directeur, Luigi Cherubini, et ce malgré son jeune âge (14 ans) et sa citoyenneté allemande. Rappelons que Liszt et Franck avaient été refusés peu avant au Conservatoire, du fait de leur citoyenneté étrangère. Il adopte alors le prénom de Jacques, et s’empresse d’achever ses études pour tenter de vivre de sa musique.

De la musique de théâtre à l’opéra-bouffe

Il intègre en 1835 l’Opéra-Comique comme violoncelliste permanent, et il y découvre notamment le théâtre et le développement du répertoire lyrique. Parallèlement, il se produit dans les salons et se fait remarquer par son jeu virtuose.

C’est en 1850 que sa vocation de compositeur d’œuvres lyriques se confirme, lorsqu’il devient directeur musical de la Comédie-Française.

Il écrit ses premières opérettes en 1853 mais, à son grand désarroi, ne parvient pas à les faire jouer à l’Opéra-Comique. C’est alors qu’il crée le Théâtre des Bouffes-Parisiens où il peut librement faire jouer ses compositions. La position astucieuse de ce théâtre, sur l’avenue des Champs-Elysées, lui permet aussi de drainer un public particulier, celui de l’Exposition universelle de 1855. Le succès de ses premières pièces fait grandir sa notoriété, et lui vaudra d’être surnommé par Rossini « le petit Mozart des Champs-Elysées ».

C’est d’ailleurs l’opera-buffa de Rossini qui inspire le nouveau genre qu’Offenbach entend développer après celui de l’opérette : l’opéra-bouffe. Orphée aux enfers, « opéra-bouffon », fait figure d’œuvre pionnière de ce genre et lui assure un succès progressif. C’est notamment dans cette œuvre que l’on retrouve le fameux galop infernal, repris en can‑can par la suite.

 

 

Divertir le Second empire … et le reste du monde

Après avoir quitté la direction du Théâtre des Bouffes-Parisiens en 1862, Offenbach est très sollicité par les grandes salles parisiennes : au Théâtre des Variétés sont créées La Belle Hélène, Barbe-Bleue, La Grande Duchesse de Gérolstein, La Périchole, et Les Brigands, et à celui du Palais-Royal, La Vie parisienne. Ces œuvres, qui dépeignent, non sans ironie, les grandes heures du Second Empire, suscitent un engouement croissant, et marquent un véritable apogée dans la carrière d’Offenbach.

Il retrouve également la fosse de l’Opéra-Comique, mais cette fois-ci à la direction, en y créant plusieurs œuvres comme Robinson Crusoé et Vert-Vert. La popularité qu’Offenbach acquiert avec ses opéras-bouffes et ses mélodies gagne le reste de l’Europe, en particulier Vienne, où il produit systématiquement une version allemande de ses œuvres. Sa renommée s’étend aussi outre-Atlantique, et lui vaudra une tournée mémorable aux États-Unis en 1876.

Une dernière décennie en dents de scie

Cet heureux épisode intervient cependant au cours d’une période contrastée pour Offenbach. Les années 1870 marquent en effet un tournant dans la vie politique et culturelle en France : le Second Empire prend fin à la suite de la défaite de Sedan. Un esprit revanchard, galvanisé par la perte de l’Alsace et de la Moselle, gagne toutes les couches de la société française. La Prusse et ses ressortissants sont pris pour cibles, et Offenbach n’est pas épargné. Malgré la Légion d’Honneur et la nationalité française qu’il a obtenues quelques années plus tôt, il se sent persona non grata et quitte Paris, puis la France. À son retour en 1873, il devient directeur du Théâtre de la Gaîté, où il crée ses premiers opéras-fééries (Le Roi Carotte, Le Voyage dans la Lune).

Il meurt en 1880, quelques mois avant la création des Contes d’Hoffmann, qui deviendra l’un des opéras français les plus joués, après Carmen de Bizet. Auteur d’une centaine d’œuvres lyriques, Offenbach s’est indéniablement imposé comme une figure incontournable du Second Empire puis comme un compositeur de référence dans l’histoire de la musique.

Dates-clefs

  • 1819 : naissance à Cologne (Allemagne).
  • 1833 : admission au Conservatoire de Paris, dans la classe de violoncelle.
  • 1850 : nomination comme directeur musical de la Comédie Française.
  • 1855 : création de son propre théâtre, les Bouffes-Parisiens, sur l’avenue des Champs-Elysées.
  • 1858 : création d’Orphée aux enfers, premier opéra-bouffe.
  • 1860 : obtention de la nationalité française.
  • 1873 : prise de fonctions comme directeur du théâtre de la Gaîté.
  • 1876 : tournée aux Etats-Unis.
  • 1880 : décès à Paris.
  • 1881 : première représentation des Contes d’Hoffmann.

 

Sources

Pourquoi le hautbois donne-t-il le la?

Dès les premières minutes d’un concert d’orchestre, vous l’aurez compris : le Crédit Mutuel ne possède pas le monopole du don du la.

Les instrumentistes arrivent sur scène, préchauffent un peu leur instrument, rafistolent peut-être les derniers passages incertains. Soudain, le premier hautbois se lève: silence religieux du public et des musiciens.

Le hautboïste sonne fièrement un la, annonce d’un capharnaüm-prélude au concert, rite naturel et nécessaire.

 

 

Recette simple et rapide pour accorder un orchestre symphonique :

Un accord d’orchestre réalisé dans les règles de l’art se déroule ainsi : 

  1. Le hautbois donne d’abord le la aux vents. Pour les instruments transpositeurs (lien vers un article dédié) qui le préfèreraient, un si bémol sera parfois proposé dans un second temps.
  2. Une fois les vents accordés, le hautboïste communique ce même la au premier violoniste.
  3. Parce qu’il est plus facile d’accorder son instrument par rapport à un timbre proche, c’est le premier violon qui reprend le flambeau et supervise l’accord des cordes, pupitre par pupitre, des plus graves (contrebasses et violoncelles) aux plus aigus (altos et violons).
  4. Ce n’est que lorsque chaque pupitre a amené sa corde de la à la hauteur désirée que les trois autres sont réglées, et que l’ensemble des membres de l’orchestre peaufine son accord.

Le concert est alors prêt à être dégusté.

Ça, ce sont les règles du jeu officielles. Il peut arriver que, par économie de temps, le hautbois livre son la et puis… chacun pour sa peau! 

La première violoniste de la troupe en quête d’un la

Mais pourquoi le hautbois comme référence?

Trêve de suspense : point de certitudes sur le pourquoi du comment du hautbois qui donne le la. Seulement des hypothèses.

L’une d’entre elles voudrait que le timbre bien particulier du hautbois (une clarinette peut éventuellement faire l’affaire en cas de retard du hautboïste), clair et facilement identifiable, permette à chaque musicien de s’y retrouver dans le brouhaha ambiant. 

Une émission plus constante (donc une justesse plus stable) de cet instrument par rapport aux instruments à cordes pourrait aussi expliquer pourquoi ce n’est pas le premier violon (pourtant honoré du titre de Konzertmeister, “maître de concert”) qui met tout l’ensemble d’accord. 

La raison pourrait enfin être géographique : le hautbois se situant plus ou moins au milieu de l’orchestre, il n’a qu’à se tourner vers ses collègues pour leur signifier de suivre sa note. 

Mais est-ce que tout ce spectacle est vraiment nécessaire?

Absolument. Je dirais même plus  : un second accord est parfois nécessaire, après l’entracte ou entre deux longues pièces. 

Les instruments ont en effet une fâcheuse tendance à se désaccorder. Les instruments faits de bois subissent les variations d’hygrométrie et de température, “travaillent” et “bougent”, à la manière des parquets des vieilles maisons. 

Les vents, sont sujets à d’autres lois impénétrables de la physique : à force de souffler dans l’embouchure, la température monte, la hauteur de la note augmente aussi… 

Un orchestre n’est pas juste un rassemblement de musiciens individuels, c’est un ensemble aux couleurs homogènes. Imaginez une seule seconde, si chacun s’accordait de son côté, de façon désordonnée, suivant son propre diapason : ça ferait des grumeaux aux oreilles. La recette donnée plus haut est donc nécessaire, CQFD. 

Enfin, le moment de l’accord est un point de repère. Les musiciens se remettent “dans le son” de l’orchestre, le public se tait, le concert va commencer. 

Pendant ce temps, le chef d’orchestre, resté en coulisses, travaille activement à se faire désirer.

Il finit par pointer son nez… vague d’applaudissements… silence… geste… Bon concert ! 

Sources