La grande histoire de l’opérette

Cocorico! Broadway est français !
Le trait est quelque peu grossi (que ne ferait-on  pas pour capter l’attention de son lectorat !), mais la comédie musicale a en effet une origine française, avec son cousin et ancêtre : l’opérette ! 

Petite généalogie de l’opérette 

Si Offenbach est le premier nom qui vient en tête en évoquant l’opérette, ses origines remontent  bien avant la naissance de cette star des théâtres de boulevard.

Le trouvère Adam de la Halle serait, au XIIIe siècle, l’un des premiers à écrire ce genre de bouffonneries pastorales et pittoresques mêlant théâtre et musique, un ancêtre éloigné notre opérette en somme.

Au XVIIe siècle, Molière et Lully surent entretenir des divertissements légers de cour dans leurs comédies-ballets. 

Au XVIIIe apparaît enfin un cousin proche de l’opérette. Des pièces théâtrales inspirées par l’opera-buffa italien, satiriques, burlesques, ornées de refrains entêtants, sont  alors jouées dans les foires de Saint-Germain, de Saint-Laurent et de Saint-Ovide. C’est la naissance de l’opéra-comique, rapidement soutenu par les penseurs des Lumières qui condamnent par la même occasion le sérieux – jugé pompeux – des compositeurs baroques de « drames lyriques ornés de machines et de danses ». 

Attention : l’opéra comique n’est pas pour autant toujours drôle (frauduleux comme nom, n’est-ce pas?) ! Porté par les Lumières, il allie encore souvent comique et observation critique, ironique, de sujets sérieux de l’époque. Des passages parlés permettent d’ailleurs de s’adresser au public en aparté. Un exemple pour vous convaincre de la supercherie qui se cache derrière le terme « opéra comique »? La fin de Carmen, n’en déplaise à Bizet, n’est pas des plus tordantes…

Et pour cause : le terme comique dérive du latin comicus « qui a trait au théâtre, aux comédiens ». Au départ, il exprime donc le fait que ces pièces soient en partie parlées, en faisant un genre à mi-chemin entre opéra et théâtre. L’aspect humoristique d’une pièce est alors plutôt exprimé par le terme d’opéra-bouffe.

 Il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour que l’opérette telle que nous la connaissons naisse en France.  Fatigué par les révolutions passées, par les changements de gouvernement du Second Empire et par une industrialisation de plus en plus intensive, le public parisien, toutes classes sociales confondues, avait grand besoin de ce divertissement. Des compositeurs comme Florimond Ronger alias Hervé, père de l’opérette, suivi par Offenbach, son ami et rival, exportent ces excentricités musicales parisiennes en Europe (à Vienne notamment) et remplissent les salles des théâtres du Châtelet, des Champs-Elysées, des Variétés, de la Gaîté Lyrique…

Place aux choses sérieuses ?

L’aube du XXe siècle, avec sa Grande Guerre, brise le délire euphorique et parisien des « cafés-concerts » de boulevard. Les théâtres cités plus hauts deviennent des lieux sérieux, dédiés aux concerts sérieux, lors desquels se joue de la musique sérieuse, composée par des compositeurs sérieux. Quelques-uns de ces compositeurs (Messager, Poulenc…) se prêtent cependant encore avec amusement à la composition d’opéras plus légers. 

Outre-Atlantique, l’opérette inspire la comédie musicale américaine (Broadway nous doit donc effectivement une fière chandelle), avant que celle-ci ne se détourne finalement de ses origines classiques et françaises pour embrasser les nouvelles formes de musiques,notamment le jazz. 

Dans l’entre-deux guerres, le pays de l’aïoli et du pastis s’empare de l’opérette et en fait un divertissement provençal et provincial.

Arrive une Seconde Guerre mondiale, mais l’opérette tient et connaît un nouveau et dernier souffle entre les années 50 et 60, avec des chanteurs comme Luis Mariano (si si, vous connaissez forcément le chanteur de « Mexiiiiii-cooo »!).    

Aujourd’hui, pour vivre ce genre de divertissement, il faut assister à des représentations de ces œuvres du passé.

Mais souhaitons que l’opérette vive toujours, car il est vital de rire en musique et d’écouter de la musique en riant !

 

SOURCES :

 

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L’argument des Brigands

Acte I

Au cœur des montagnes italiennes, le chef de brigands Falsacappa a bien du mal à conserver son autorité. Il a beau procurer à ses hommes « des femmes et des liqueurs fortes », le faible profit de leurs expéditions exaspère même ses lieutenants, qui viennent exiger de lui une idée, un plan fructueux susceptible de refaire les finances de la troupe. Arrive la fille bien-aimée de Falsacappa, la belle et vaillante Fiorella (« Au chapeau je porte une aigrette… »). Elle vient faire part à son père des scrupules qui l’ont saisie depuis peu. Le père et la fille sont interrompus par le reste de la bande encadrant un jeune fermier : Fragoletto. Rançonné par les brigands la semaine précédente, celui-ci se présente devant Falsacappa pour demander la main de Fiorella. Pour obtenir l’assentiment du chef, il accepte de se faire bandit lui-même. Il doit cependant faire d’abord la preuve de ses qualités de voleur, et quitte le repaire accompagné des brigands. Restée seule avec Pietro, Fiorella empêche celui-ci de dévaliser un jeune homme égaré qui – elle l’ignore – se trouve être le prince de Mantoue. Pendant que Pietro part chercher des renforts, elle indique à ce jeune homme jugé « un peu bébête, mais gentil » le chemin à suivre pour s’enfuir avant le retour des brigands. Entre-temps, Fragoletto a intercepté un courrier de cabinet revenant d’Espagne et porteur d’une missive destinée au prince de Mantoue (« Falsacappa, voici ma prise… ») : outre un portrait de la princesse de Grenade, promise au prince, la valise contient une lettre rappelant à la cour de Mantoue sa dette de trois millions, que le prince devra remettre à la personne qui accompagnera la princesse. Falsacappa y voit une occasion en or. Il lui suffit de déguiser Fiorella en princesse, et de se faire passer pour l’ambassadeur en question : ainsi il mettra la main sur les trois millions sans coup férir. Après avoir remplacé le portrait de la princesse par celui de Fiorella, on relâche le courrier avec sa valise ; après quoi Fragoletto est solennellement admis dans la bande. Les rondes des carabiniers ne gênent pas longtemps les réjouissances des brigands : ceux-ci, avertis comme toujours par le bruit de leurs bottes, les voient venir de loin…

Acte II

À la frontière entre l’Italie et l’Espagne, l’aubergiste Pipo, secondé par sa femme et sa fille Pipa et Pipetta, attendent les voyageurs. Déguisés en mendiants (« Soyez pitoyables… »), les brigands prennent les aubergistes par surprise et les enferment à la cave avec tous leurs marmitons. Fiorella accepte de servir de doublure à la princesse, sous réserve que Fragoletto reçoive quinze pour cent des bénéfices et qu’elle puisse l’épouser au plus vite (« Duetto du notaire »). Les brigands se déguisent alors en marmitons, et accueillent l’ambassadeur de Mantoue : le baron de Campo-Tasso, escorté par le capitaine des carabiniers et ses hommes (« Nous avons, ce matin tous deux… »). L’ambassade subit le même sort que les aubergistes ; Falsacappa et ses trois lieutenants se déguisent en carabiniers, et Pietro en baron de Campo-Tasso. La princesse de Grenade fait son entrée sur ces entrefaites, avec sa suite : son page Adolphe de Valladolid, son précepteur, et le comte de Gloria-Cassis qui dirige l’ambassade (« Y a des gens qui se dis’nt espagnols… »). Les brigands les enferment sans façon dans les chambres préparées à leur intention. Alors que les brigands s’apprêtent à se déguiser en espagnols et à prendre la route de Mantoue, Pipo parvient à donner l’alerte aux grenadins. Les brigands mettent bas les masques, tenant en respect la princesse et sa suite. Les carabiniers, ivres du vin de la cave, se révèlent incapables d’arrêter Falsacappa et sa bande.

Acte III

À la cour de Mantoue, le prince fait ses adieux à ses maîtresses en vue de son mariage à venir (« L’aurore paraît… »). Il appelle son caissier et lui confie le soin de régler les dépenses de ces dames, et de préparer les trois millions dus à l’Espagne. Le caissier, fort embarrassé, explique en aparté que les caisses sont vides par sa faute (« Ô mes amours, ô mes maîtresses… »). Falsacappa arrive avec ses brigands et lui réclame les trois millions. Le caissier tente de sauver les apparences – et son poste – en offrant à Falsacappa mille euros contre son silence. Outré d’avoir été devancé par un « confrère », Falsacappa refuse et le dénonce au prince. La véritable ambassade espagnole survient ; Gloria-Cassis accepte, lui, de se taire pour mille euros. Les brigands sont démasqués, mais le prince honore sa dette envers Fiorella en amnistiant toute la bande. Les brigands jurent qu’on ne les y reprendra plus : ils se feront honnêtes hommes, et ainsi n’auront plus à craindre le bruit des bottes des carabiniers…

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Venir voir les Brigands par Oya Kephale

Sources

  • Programme du spectacle Oya Kephale « Les Brigands », mai 2023

 

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Les Brigands – Introduction à l’oeuvre

Le Théâtre des Variétés en quête d’un nouveau succès

« Nous pouvons dès maintenant annoncer le titre du nouvel opéra-bouffe de MM. Henri Meilhac, Ludovic Halévy et Jacques Offenbach aux Variétés. Cette pièce aura pour titre : Les Brigands » annonce Le Figaro dès le 15 octobre 1867. Le directeur du Théâtre des Variétés a en effet commandé une nouvelle pièce à Offenbach, qui a enchaîné les succès au cours de cette année. Il faut dire que la deuxième Exposition Universelle de Paris, tenue cette même année, a amené dans la capitale un public pressé de découvrir ses pièces. Ainsi, au même Théâtre des Variétés, La Grande Duchesse de Gérolstein connaît un triomphe plus grand encore que Barbe-Bleue (1866), et s’apprête à égaler les quelque 200 représentations de La Belle Hélène (1864). La nouvelle version de Geneviève de Brabant, donnée au Théâtre des Menus-Plaisirs, reçoit également un excellent accueil, tandis que La Vie parisienne est représentée 265 fois entre 1866 et 1867 au Théâtre du Palais-Royal.

C’est dire si Offenbach est un compositeur courtisé des théâtres de cette époque, de même qu’Hortense Schneider, qui excelle dans les premiers rôles féminins de la plupart de ses œuvres. Cependant, le compositeur ne peut compter cette fois-ci sur sa cantatrice favorite, qui vient de suspendre son contrat avec le Théâtre des Variétés. Offenbach va néanmoins s’entourer d’autres chanteurs qui ont participé à ses précédents succès : le principal rôle masculin est confié à José Dupuis, ténor belge maintes fois applaudi aux côtés de la Schneider, en Pâris, Barbe-Bleue, Fritz ou Piquillo. La soprano Zulma Bouffar est quant à elle retenue pour le rôle travesti de Fragoletto, après avoir triomphé un an plus tôt dans le rôle de Gabrielle dans La Vie parisienne et du page Drogan dans Geneviève de Brabant. Dans le rôle du Caissier, Offenbach reprend Léonce, lequel avait déjà chanté Pluton dans Orphée aux Enfers.

Une pièce longue à écrire

Les atermoiements d’Hortense Schneider

Les Brigands sont espérés pour octobre 1868. Pourtant Le Figaro annonce encore le 10 janvier 1868 que « l’éditeur Colombier vient d’acheter la future partition d’Offenbach, aux Variétés, Les Brigands ou Le Sorcier». Une hésitation sur le titre qui en dit long sur l’impréparation de l’œuvre. Les retards s’enchaînent, et Hortense Schneider n’est pas sans responsabilité dans l’affaire. Elle se ravise au milieu de l’année pour reprendre son poste aux Variétés, ce qui incite son directeur à proposer dès que possible une nouvelle pièce qui puisse la mettre en avant. Offenbach met alors entre parenthèses l’écriture des Brigands pour s’atteler à celle de La Périchole, laquelle sera créée le 6 octobre 1868 et occupera la scène du théâtre de longs mois durant, retardant d’autant la création des Brigands.

Une collaboration tendue avec Meilhac et Halévy

Au cours de l’été 1869, Offenbach reproche à ses librettistes, en particulier à « ce paresseux de Meilhac »[1] de trop tarder à lui fournir le support de sa composition, au point qu’il se prend à les insulter dans une lettre le 14 septembre 1869 : « Filous, voyous, polissons, crapules, poètes de quatre sous, auteurs de bas étage ! ». Qui plus est, la goutte dont il est atteint ralentit son travail, alors qu’il doit parallèlement terminer l’écriture d’une autre pièce pour les Bouffes-parisiens, La Princesse de Trébizonde. Offenbach se veut toutefois rassurant envers ses librettistes : « Vous savez parfaitement que tant que vous ferez des pièces, je les mettrai en musique, très heureux de continuer une collaboration qui nous a donné tant de succès et qui a encore consolidé, au moins de ma part, l’amitié de vieille date que j’avais pour [vous] »[2]. En écrivant ces mots, Offenbach ne se trompe pas : le trio qu’il forme avec ses librettistes lui a assuré ses meilleures productions, qui figurent de nos jours encore parmi les plus jouées de tout son répertoire. Meilhac et Halévy, qui deviendront membres de l’Académie française quelques années plus tard, sont en effet des auteurs de génie, capables de produire des textes de qualité empreints de références aux œuvres littéraires et musicales de leur temps. Si l’on excepte leur dernier ouvrage commun, La Boulangère a des écus (1875), Les Brigands, dans leur version féérie produite en 1878, signent la dernière collaboration d’une trinité dont Offenbach s’amusait à dire : « Je suis sans doute le père, mais chacun des deux est mon fils et plein d’esprit ».

Pourquoi des brigands ?

Une superstition d’Offenbach ?

Le journal Le Gaulois du 9 décembre 1921 évoque une hypothèse avancée par Hortense Schneider : Offenbach était, comme beaucoup d’artistes de son temps, superstitieux. Or chacun de ses opéras-bouffes où apparaît le mot « brigand » avait été très bien accueilli  – on le retrouve fréquemment dans Barbe-Bleue ou La Périchole. La quête absolue d’un nouveau succès l’aurait alors motivé à en faire le sujet de son nouvel opus.

Le brigand italien, une référence classique au XIXe siècle

La seule explication sérieuse qui vaille est que Meilhac et Halévy aient tout simplement été tentés de puiser dans l’imaginaire du brigand, et particulièrement du brigand italien qui devient un thème très en vogue dans les arts au milieu du XIXe siècle. Dans la veine de la pièce romantique de Schiller (Les Brigands, 1782), de nombreux auteurs, peintres ou musiciens prennent pour motif l’univers italianisant des brigands d’une époque plus ancienne : costumes, scènes d’embuscades, confrontation avec les troupes papales, les dragons français ou encore les carabiniers. Le brigand italien devient alors une figure fantasmée, héroïsée et adoucie dont les aventures intriguent les sociétés européennes du XIXe. Après avoir parodié les mythes grecs dans Orphée aux Enfers et La Belle Hélène, les librettistes d’Offenbach se sont donc de nouveau plu à parodier les modes littéraires et musicales de leur temps.

Un pastiche des opéras-comiques d’Auber

Ce sont plus particulièrement les opéras-comiques de Daniel-François-Esprit Auber qui inspirent ici Meilhac et Halévy. Auber et son librettiste Eugène Scribe ont en effet  abondamment puisé dans cette représentation édulcorée du brigand entre 1830 et 1850. Leurs œuvres connaissent un grand succès à l’Opéra-Comique, dont l’orchestre comptait à cette période parmi ses violoncellistes un certain Offenbach. Il est plus que probable que ce dernier ait joué de telles pièces mettant à l’honneur des bandits méditerranéens. Ce sont en particulier les arguments de quatre opéras-comiques d’Auber qui serviront de matière première au livret de Meilhac et Halévy : Fra Diavolo (1830), La Sirène (1844), Les Diamants de la couronne (1841) ou encore Marco Spada (1852).

Dans Fra Diavolo, Scribe met en scène un chef de bandits italiens, également en prise avec des carabiniers. La scène où Fra Diavolo, sous l’identité d’un marquis, accueille dans une auberge ses confrères déguisés en pèlerins cherchant le gîte et l’aumône en rappelle une autre : celle du début de l’acte II des Brigands d’Offenbach, qui pénètrent dans l’auberge de Pipo cachés sous une cape en mendiant du pain.

Les faux-monnayeurs des Diamants de la couronne semblent aussi être des cousins éloignés des Brigands d’Offenbach. On retrouve d’ailleurs des similitudes entre les noms des protagonistes comme Barbarigo ou Campo-Mayor chez Auber, et Barbavano et Campo‑Tasso chez Offenbach, tandis que le duc de Popoli est remplacé par celui de Mantoue.

Le chef des contrebandiers de La Sirène, également très enclin à usurper différentes identités pour accomplir ses forfaits, a sans doute inspiré le plan de Falsacappa, lequel repose essentiellement sur une série de travestissements.[3] Le nom même de Falsacappa – littéralement, « fausse cape » – en dit long sur la propension du personnage à contrefaire son identité. C’est d’ailleurs sous la fausse cape d’un ermite capucin qu’il trompe la confiance des quatre jeunes femmes au début de l’œuvre.

Falsacappa reprend aussi les traits du personnage de Marco Spada, autre chef de bandits italien qui se cache sous l’apparence d’un baron. On apprend plus tard dans cette œuvre, également intitulée La Fille du bandit, qu’il est le père adoptif d’Angela, une fille à qui il ne peut rien refuser. Cette tendresse paternelle rappelle fortement celle de Falsacappa pour sa fille Fiorella, qui chante d’ailleurs « Je suis la fille du bandit » au début et à la fin de l’œuvre.

Ces éléments d’intrigue et ces péripéties permettent aux librettistes de présenter un récit dynamique et prenant, tout en étant parodique : comme l’écrit Jean-Claude Yon, « Leur pièce possède ainsi la perfection formelle d’un genre dont ils dénoncent par ailleurs toutes les conventions ». Est-ce le succès de cet ouvrage qui exhorte Meilhac et Halévy à reprendre le thème des brigands ? Après l’Italie, ils feront aussi une belle part aux contrebandiers d’Espagne en produisant le livret de Carmen de Bizet (1875).

Le Second Empire : une société de brigands ?

Habituellement prompt à brosser un portrait satirique de la cour impériale et de la société de leur époque, le trio Offenbach-Meilhac-Halévy paraît plus clément dans Les Brigands. La censure a d’ailleurs très peu touché au livret, qui n’en demeure pas moins osé. On songe en particulier au personnage du Caissier, coupable de détournement de fonds et de corruption, qui ferait référence au banquier Mirès ou aux frères Péreire, hommes d’affaires qui avaient conseillé Napoléon III. Plus largement, la lecture du livret permet vite de comprendre que les brigands ne sont pas seulement les bandits qui se cachent « dans la forêt sombre » mais aussi les gens de la cour et les financiers plus ou moins bien intentionnés. Dès le début de l’œuvre, l’un des lieutenants de Falsacappa se permet d’ailleurs cette comparaison bien sentie : « J’étais banquier, moi ; je me suis fait voleur, parce que j’espérais qu’il y aurait moins de travail et plus de bénéfice… c’est le contraire qui est arrivé. » La classe politique est tout autant brocardée par le Caissier, qui ose cette saillie : « Ils sont si ingrats, les gouvernements !… ils s’occupent si peu des intérêts des particuliers ! […] Heureusement que les particuliers s’en occupent, eux, de leurs intérêts ! » Après avoir abondamment raillé l’armée dans La Grande duchesse de Gérolstein, les auteurs récidivent avec ce chef des carabiniers encore plus ridicule que le Général Boum, et peu flatté aux côtés de « l’homme d’esprit » représenté par le baron de Campo-Tasso.

Meilhac et Halévy n’épargnent pas non plus la noblesse espagnole établie en France grâce aux faveurs de l’impératrice. Eugénie de Montijo n’avait en effet pas oublié « que l’Espagne est [son] vrai pays », comme le chante le Comte de Gloria-Cassis dans son couplet « Y’a des gens qui se disent Espagnols ». L’allusion est à peine voilée si on remplace « Mantoue » par « la France », lorsqu’il conseille la Princesse de Grenade : « Et quand vous aurez la puissance, Usez-en, c’est moi qui vous l’dis, Pour faire avoir de l’influence Aux gens de votre ancien pays ; Donnez-leur tout l’argent d’Mantoue Et tous les emplois importants… Si les gens d’ici font la moue, Les gens d’là-bas seront contents ». Déjà visée dans La Périchole, l’impératrice peut avoir ses raisons de ne pas porter Offenbach dans son cœur. Elle fait ainsi retirer le nom d’Offenbach de la liste de promotion au grade d’officier de la Légion d’Honneur, le 15 août 1870, au début de la guerre avec la Prusse. Cela étant, le livret des Brigands, comme celui de Barbe-Bleue ou de La Vie parisienne, n’égratigne pas seulement les puissants de l’époque mais bien toutes les classes sociales. On voit par exemple au début de l’acte II comment l’aubergiste Pipo s’y prend pour trafiquer les plats et les boissons qu’il sert à ses clients. « Il faut voler selon la position qu’on occupe dans la société », proclame Falsacappa, telle une maxime qui fait du brigandage un mode de vie tout à fait usuel. Sans vouloir dénoncer, cette « pièce totalement amorale présente le vol comme un principe qui structure toute la société ».[4]

Accueil et postérité

Un succès interrompu par la guerre de 1870

Avant même sa création, la pièce semble promise à un nouveau succès, comme nous l’apprend Le Figaro, le 29 novembre 1869 : « M. Offenbach est fort satisfait de l’exécution mais les artistes ne sont pas moins contents que lui, car, avec une unanimité admirable, ils ont fait au maestro une de ces ovations que l’on n’oublie pas. C’est vraiment d’un bon présage. » De fait, le public a fait montre d’un grand enthousiasme lors de la première le 10 décembre, comme le relève Le Figaro le 13 décembre : « Le premier acte des Brigands a décidé du succès de la pièce. Un fou rire s’est emparé des spectateurs à l’entrée des carabiniers ». En revanche, les deux actes suivants « sont traînants et un peu vides dans leur turbulence. » Le 12 décembre 1869, Le Ménestrel salue la prouesse de « l’infatigable Offenbach, suivi de ses Brigands » qui enregistre une « nouvelle victoire » après celle de La Princesse de Trébizonde, « la même semaine […] sur deux théâtres rivaux. Décidément le maestro Offenbach est l’enfant chéri de l’opérette. » Le théâtre des Variétés engrange également un chiffre d’affaires record de 5 501 francs le 12 décembre 1869 grâce aux Brigands, qui dépasse celui de La Grande Duchesse de Gérolstein. Pour remercier les interprètes des Brigands de ces succès, « le maestro Offenbach » les convie – aux côtés de ceux de La Princesse de Trébizonde – au Grand-Hôtel à « une fête gastronomique et chorégraphique dont il sera longtemps parlé dans l’histoire », comme l’écrit Le Figaro le 23 février 1870.

En province et à l’étranger

Les Brigands sont montés à Lille, puis à Bruxelles fin février 1870 et à Vienne (Die Banditen) au Theater an der Wien le 13 mars 1870. L’œuvre est aussi produite au jeune Théâtre provisoire de Prague (Bandité) et Offenbach se rend à Londres au cours de l’été 1871 pour assister à la création anglaise des Brigands. La même année, il dirige Los Brigantes au Théâtre de la Zarzuela à Madrid.

Reprises

Mais entretemps, la guerre a éclaté entre la France et la Prusse le 19 juillet 1870. Les Variétés osent tout de même une reprise des Brigands du 3 au 15 août 1870, entrecoupée de refrains patriotiques comme « la Marseillaise, le Rhin allemand et des strophes de circonstances ».[5] Il faut attendre la fin de la guerre, en janvier 1871 pour que les théâtres rouvrent, et ce n’est que le 2 septembre 1871 que la pièce est de nouveau montée à Paris, avec « un succès, plus grand, peut-être qu’à la première représentation ».[6]

La version « féérie »

À la tête du Théâtre de la Gaîté, Offenbach crée des « opéras-féeries », sorte d’opéras‑comiques grandioses, augmentés d’un chœur et d’un orchestre plus étoffés et de ballets, comme Le Roi Carotte (1872) ou Le Voyage dans la Lune (1875). Le succès de ce genre l’invite à reprendre ses anciens opéra-bouffes en transformant l’argument et en y ajoutant de nouvelles pièces, pour en faire des opéras-fééries. C’est d’abord le cas d’Orphée aux Enfers (1874) ou de Geneviève de Brabant (1875) puis vient le tour des Brigands. L’intrigue est modifiée : « Falsacappa acceptant le billet de 1 000 francs du caissier Antonio, on se prépare à célébrer le mariage du prince et de Fiorella lorsque arrive la véritable ambassade de Grenade. Un changement à vue transporte l’action sur la grand-place de Mantoue que borde un arc de triomphe. (…) Le cortège défile, spectacle agrémenté d’un ballet (…) et d’une cavalcade ».[7] Malgré un très bon accueil critique, cette deuxième version des Brigands ne sera jouée que 34 fois jusqu’au 9 février 1879. Elle sera aussi la dernière œuvre d’Offenbach à être donnée de son vivant au Théâtre de la Gaîté. En 1931, Les Brigands est le premier opéra-bouffe à entrer, non sans succès, au répertoire de l’Opéra-Comique, lequel s’était longtemps refusé à accueillir ce genre depuis l’échec de Barkouf d’Offenbach en 1860.

 
[1] Lettre à Ludovic Halévy, 24 juillet 1869 – Retour vers la suite du texte
[2] Ibid – Retour vers la suite du texte
[3] À noter que ce jeu de changement de costumes n’est pas sans rappeler une autre pièce du trio Offenbach-Meilhac-Halévy, La Vie parisienne, où les domestiques prennent la place de leurs maîtres et les gantières se font passer pour des femmes du monde – Retour vers la suite du texte
[4] Jean-Claude Yon, Jacques Offenbach, Paris, Gallimard, 2000, p. 391 – Retour vers la suite du texte
[5] Le Figaro, mercredi 17 août 1870 – Retour vers la suite du texte
[6] Le Figaro, dimanche 3 septembre 1871 – Retour vers la suite du texte
[7] Jean-Claude Yon, Jacques Offenbach, op. cit., p. 585 – Retour vers la suite du texte

Pour en savoir plus sur la musique des Brigands

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Quel est l’intérêt du rôle travesti ?

On s’étonne souvent lorsqu’on entend qu’un rôle de jeune homme est interprété par, voire écrit pour, une femme. Pourtant, derrière le personnage plus connu du Chérubin de Mozart se cache toute une panoplie de rôles travestis, à la fois au théâtre et à l’opéra. L’opérette n’y échappe pas, et Offenbach en particulier n’a pas hésité à recourir souvent à ce type de rôles ambigus, qui trouvent dans les préoccupations actuelles sur le genre un intérêt nouveau.

Au-delà de l’alternative d’un homme joué par une femme ou d’une femme jouée par un homme, il faut distinguer des rôles travestis écrits par le dramaturge, le librettiste ou le compositeur, et ceux qui font le choix des metteurs en scène dans leur adaptation voire actualisation de l’œuvre. Et pourtant, si ceux-ci font ce choix, à l’instar de Robert Carsen à Bastille à l’automne 2022 confiant Roméo à Anna Goryachova, c’est souvent en s’appuyant sur la volonté même du compositeur, voire du dramaturge initial : si le rôle de Juliette était joué par un jeune homme au moment de sa création par Shakespeare du fait des contraintes du théâtre élisabéthain, Bellini a bel et bien composé le rôle de Roméo pour une cantatrice soprano.

À y regarder de plus près, le brouillage des genres, en particulier chez Offenbach, suit un gradient de confusion plus ou moins prononcée pour le spectateur. Un ressort comique classique consiste à faire se déguiser des personnages à l’identité sexuelle bien définie dans un sexe opposé, de façon pleinement transparente pour le spectateur. Par exemple, dans l’opérette d’Offenbach Jeanne qui pleure et Jean qui rit, une Jeanne se fait passer pour son frère Jean, tandis qu’un autre personnage, Cabochon, se déguise en femme au cours de l’opérette. Ce travestissement explicite s’oppose à celui de comédiennes en jeunes hommes, sans que la pièce n’entretienne d’ambiguïté sur leur identité sexuelle : le jeune amant, quoique joué par une femme, est un jeune homme, et le public fait comme si cela ne posait pas de problème. Entre les deux, un cas plus rare mérite d’être souligné : dans L’Île de Tulipatan (1868), Offenbach construit une intrigue sur une confusion des genres ignorée des personnages eux-mêmes : une jeune femme bonhomme tombe amoureuse d’un jeune homme délicat et se désespère qu’il n’ose lui déclarer sa flamme en retour, avant qu’il ne soit révélé aux deux jeunes gens que leur véritable identité sexuelle leur a été cachée à la naissance, que le jeune homme est une femme et la femme un homme !

Toute la question qui se pose alors, face à cet imbroglio jouant sur les codes de la féminité et de la virilité, est de savoir pourquoi nos compositeurs et librettistes ont écrit et pensé ces rôles. Comment interpréter ces travestissements et ainsi comment les jouer sur scène ?

Je propose de distinguer quatre pistes d’interprétation : psychologique, morale, scénique et musicale.

Un intérêt psychologique : figurer l’innocence, voire l’impuissance ?

Dans la préface du Mariage de Figaro (1778), Beaumarchais écrit du rôle de Chérubin, le jeune page du comte Almaviva, qu’il « ne peut être joué que par une jeune et très jolie femme ; nous n’avions point à nos théâtres de très jeune homme assez formé pour en bien sentir les finesses […] c’est un enfant, rien de plus ». C’est donc dans la continuité de Beaumarchais que Mozart compose en 1786 le rôle de Chérubin pour une mezzo-soprano. Son air célèbre « Voi che sapete » exprime bien l’innocence d’un tout jeune homme encore délicat, qui découvre les soubresauts de l’amour, et dont la virilité encore peu affirmée contraste avec les offensives séductrices du comte Almaviva. Chérubin incarne ainsi l’archétype d’un rôle travesti qui aurait pour fonction de mieux représenter des traits psychologiques d’ingénuité et de grâce associés à l’être féminin.

Si l’on s’intéresse maintenant au personnage de Siebel dans le Faust de Gounod (1859), l’ingénuité du jeune homme joué par une femme prend un tour plus tragique : on y retrouve la même opposition entre deux modèles de masculinité, celle conquérante d’un Faust qui fait l’assaut de la « demeure chaste et pure » de Marguerite, contre la présence discrète et fidèle de Siebel, écrit pour une mezzo-soprano. Le drame dans Faust tient sans doute à ce que Marguerite choisit celui qui lui ment et l’abandonne, plutôt que l’ami fidèle présent jusqu’à sa condamnation à mort. Le prélude de l’« Air des bijoux » met en exergue le triomphe tragique de Faust sur Siebel, dont Marguerite délaisse les fleurs avec un « Pauvre garçon ! » avant d’être séduite par le coffret de bijoux déposé par Faust et Méphistophélès.

Ces deux exemples nous montrent un premier visage du rôle travesti, au service de la caractérisation des personnages, permettant de mettre en scène une masculinité naissante, encore associée à travers la figure féminine à l’innocence de l’enfance, mais souvent mise en échec face à la virilité triomphante de l’homme mûr. Ce qui se cache ici, c’est bien une différenciation forte des caractères masculins et féminins derrière la figuration de différentes formes de virilité, puisqu’une virilité autre que « toxique » ne pourrait être jouée autrement que par une femme.

Un intérêt moral ambigu : décence ou voyeurisme ?

On trouve ensuite d’autres interprétations du rôle travesti, empruntant davantage au registre moral. L’article « Rôles travestis » du Dictionnaire pittoresque et historique du théâtre d‘Arthur Pougin (1885) explique ainsi que faire jouer à une femme un rôle d’amoureux passionné permet de « sauver ce que certaines situations pourraient présenter d’un peu excessif et d’un peu dangereux à la scène ». L’auteur interprète en ce sens le fait que le rôle d’Amour dans la tragédie-ballet Psyché (œuvre commune de Molière, Corneille, Lully et Charpentier, créée en 1671), d’abord confié au comédien Michel Baron, ait ensuite été confié à une femme. Reste à savoir si la représentation d’élans passionnés entre deux femmes sauve le caractère impudique de la scène, ou s’il répond plutôt à un fantasme masculin tirant sur le voyeurisme !

La suite de l’article va dans le sens de cette ambiguïté morale, puisqu’il est expliqué que les rôles travestis permettaient également de mettre en valeur certaines comédiennes qui se montraient très vives et originales dans des rôles masculins, comme Virginie Déjazet (1798-1875), qui a créé plus de cent rôles travestis au théâtre. Laurent Bury, dans un très bon article sur le rôle travesti chez Offenbach, montre par ailleurs que ces rôles travestis permettaient une audacieuse licence vestimentaire aux artistes qui les créaient, Léa Silly et Zulma Bouffar, qui, vêtues d’une tunique très courte pour l’époque, montraient ainsi leurs jambes en toute impunité à leurs admirateurs…

Le rôle travesti pourrait ici s’interpréter davantage à travers le prisme d’un certain plaisir licencieux à représenter l’amour entre deux femmes ou à exhiber le corps féminin, en particulier chez Offenbach, dans une période très marquée par la morale bourgeoise du Second Empire.

Un intérêt scénique : le travestissement comme ressort comique

Comme le montre Laurent Bury, on observe un traitement très inégal des deux types de rôles travestis : si les chanteuses jouent des rôles de jeunes hommes ingénus mais séduisants, les chanteurs incarnent plutôt des femmes laides, vieilles et sottes. Cette dichotomie est très présente chez Offenbach. Ainsi de son opérette Mesdames de la Halle (1858) : trois hommes jouent trois vieilles marchandes peu grâcieuses, suscitant l’intérêt uniquement pour l’argent qu’on leur suppose à tort, tandis qu’une femme joue le marmiton Croûte-au-Pot, amoureux de la jolie fruitière Ciboulette. On retrouve cette dichotomie dès les pièces baroques, comme le montre le très beau Couronnement de Poppée de Monteverdi, donné par l’ensemble Cappella Mediterranea à l’Opéra royal de Versailles en janvier 2023 : au rôle travesti de l’Amour, chanté par Julie Roset, s’oppose le rôle comique de la nourrice interprété par Stuart Jackson.

L’Île de Tulipatan, opéra-bouffe d’Offenbach en un acte (1868), vaut à ce titre le détour. L’interprétation de cette œuvre fait la part belle au ressort comique du travestissement. Hermosa est chantée par un ténor en perruque qui surjoue le côté gauche et lourdaud, tandis qu’Alexis est joué avec délicatesse et sensibilité par une soprano. Le duetto « Si, comme vous, j’étais un homme », extrêmement drôle, chante l’incompréhension d’Hermosa face à la timidité d’un Alexis qui n’ose déclarer sa flamme, jouant sur les codes de l’initiative masculine dans la déclaration d’amour:

On retient ici le ressort comique reposant sur le travestissement d’hommes en femmes. Arthur Pougin, dans le Dictionnaire pittoresque et historique du théâtre (1885), écrit ainsi dès 1885 qu’« aujourd’hui, dans le répertoire moderne, on ne travestit plus guère un homme que lorsqu’on veut obtenir un effet grotesque et ridicule. Encore n’emploie-t-on ce moyen qu’avec la plus grande discrétion, le raffinement de notre goût le supportant malaisément. » Les mises en scène contemporaines démentent ce propos en prouvant le succès toujours actuel de ce ressort comique.

Un intérêt musical : un réservoir de créativité pour des duos féminins

La dernière interprétation semble avoir été la plus importante pour les compositeurs, et est d’ordre musical : l’usage de rôles travestis – en particulier de jeunes hommes chantés par des femmes – est un réservoir de créativité pour des duos de femmes entre deux sopranes ou une soprano et une mezzo-soprano. Les opérettes d’Offenbach regorgent ainsi de magnifiques duos amoureux de femmes : au-delà de la célèbre Barcarolle des Contes d’Hoffmann (1881), on peut penser au très beau duo de Fantasio (1872), ou au parodique Duo des pommes de Caprice et Fantasia dans le Voyage dans la Lune (1875).

Si certains rôles écrits comme rôles travestis sont parfois redonnés à des hommes, comme le rôle de Caprice dans Le Voyage dans la Lune (1875), certains chefs n’hésitent pas à donner des rôles de ténors à des sopranes, afin de créer de nouvelles harmonies musicales : on peut penser à la belle interprétation du duo d’ouverture « Tous les deux, amoureux » du Barbe-Bleue d’Offenbach (1866) par Renée Fleming et Susan Graham. Le travestissement du rôle de Caprice permet de redonner un nouveau souffle au duo, en permettant à Susan Graham de monter dans les aigus lorsqu’elle chante le printemps, passant même plus haut que la voix de soprano.

A l’opéra, le rôle travesti s’explique donc souvent par ce qu’il permet de créer musicalement, en termes de jeu avec la matière sonore de deux voix de femmes.

Et le rôle de Fragoletto dans Les Brigands ?

Ces différentes interprétations permettent de proposer plusieurs lectures du personnage de Fragoletto dans Les Brigands (1869).

Face aux autres brigands, le personnage de Fragoletto, présenté comme un honnête homme qui se travestit en coquin par amour pour Fiorella, incarne certes une certaine innocence et une fraîcheur. Les choix de mise en scène d’Emmanuel Ménard pour la production de l’œuvre par Oya Kephale en 2023 soulignent par exemple le décalage final entre la volonté sincère de Fiorella et de Fragoletto de quitter « le vol et le brigandage » et de « redevenir d’honnêtes gens », quand les autres brigands laissent transparaître leur intention de continuer leur vie d’avant. L’adjectif « honnête », qui revient dans les répliques de Fragoletto, l’associent à une figure fraîche et sincère qui pourrait entrer dans la tradition du jeune homme, associé par le choix d’une femme à une figure d’enfance ou de bonté fondamentale. Le dessin fait du personnage par l’illustrateur belge Draner (1833-1926) exprime bien la douceur candide que le travestissement permet d’associer au jeune homme.

Toute l’ambiguïté du personnage réside pourtant dans son espiègle audace, qui, si elle tient à des élans d’une fougueuse jeunesse, tirent définitivement Fragoletto hors d’une pure figure d’innocence enfantine. Le jeune homme qui chante vouloir « piller un brin » la fille du chef, ou l’emmener bien vite dans les bosquets manifeste ostensiblement sa figure d’amant passionné ! Sous cet aspect, on peut se demander si le choix d’une femme pour chanter Fragoletto ne permet pas aux créateurs de l’œuvre le mélange ambigu de décence et d’audace à faire exprimer par une femme des élans amoureux plus habituellement exprimés par les hommes dans la tradition scénique. Il n’est pas anodin de se rappeler d’ailleurs que le personnage de Fragoletto a été créé par Zulma Bouffar, qui a entretenu une longue liaison secrète avec Offenbach et lui a donné deux enfants. La séduction n’est pas absente du personnage de Fragoletto, espiègle jeune femme se permettant d’imiter l’audace masculine dans les élans amoureux…

Du ressort comique du travestissement, on aperçoit quelques traces dans le Trio des marmitons, coupé de la production Oya Kephale 2023, à travers un jeu sur les niveaux du travestissement. Pietro, Falsacappa et Fragoletto, déguisés en marmitons, se préparent à accueillir les voyageurs pour les enfermer dans une cave à vin et se substituer à eux. Falsacappa imite alors une voyageuse en contrefaisant une voix de fausset, tandis que Fragoletto lui répond dans les graves, en continuant à jouer son rôle masculin. Le refrain résolument pétillant de ce trio achève de donner à tout l’air une ambiance légère célébrant le déguisement et la farce. Le nom même de Fragoletto pourrait être une référence amusée à un personnage romanesque essentiellement ambigu : Fragoletta, personnage éponyme du roman Fragoletta, Naples et Paris en 1799 d’Henri de Latouche (1829), qui met en scène un hermaphrodite se présentant tantôt sous les traits d’une certaine Camille, tantôt sous ceux de son frère Adriani.

Enfin, l’intérêt musical du travestissement de Fragoletto est évident dans Les Brigands, comme en témoignent les nombreux duos avec Fiorella. Fragoletto donne souvent la réplique de Fiorella à la tierce, ou en reprenant la partie de soprano II, ce qui rassemble leurs voix dans une étonnante proximité de son, et ce qui peut figurer l’harmonie de ces deux personnages, exception d’honnêteté et d’espièglerie dans un univers globalement grotesque ! Dans le « Duetto du notaire », où les deux amoureux pressent un notaire imaginaire de les marier afin de pouvoir enfin batifoler en toute moralité, c’est même la voix de Fragoletto qui chante la partie de soprano I, passant au-dessus de la voix de Fiorella.

Le détour par les interprétations des rôles travestis à l’opéra permet donc de souligner toute l’épaisseur du personnage de Fragoletto, ambigu dans sa psychologie – entre une honnêteté sincère et une séduisante espièglerie, et dont le travestissement nourrit à la fois l’imbroglio des déguisements à répétition de l’intrigue et le génie musical des Brigands.

Extrait de la partition piano-chant du « Duetto du notaire », dans Les Brigands d’Offenbach. La partie de Fragoletto (Frag./Fr.), bien qu’en deuxième ligne, est plus haute que celle de Fiorella (Fior./Fi.), créant une inversion des rapports sonores permise par le travestissement du personnage.

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Sources

 

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Où se trouve l’auberge de Pipo ?

L’intrigue du deuxième acte des Brigands se situe dans une auberge dont le tenancier se félicite qu’elle soit si judicieusement placée à la frontière entre l’Italie et l’Espagne. Cette remarque fait immédiatement sursauter et sourire car, bien évidemment, les deux pays n’ont aucune frontière commune et sont très distinctement séparés par l’énorme hexagone français.

Pas de frontière italo-espagnole donc… en tout cas, pas de frontière terrestre puisque, techniquement, l’Espagne et l’Italie possèdent une frontière maritime située en pleine mer Méditerranée, sur laquelle il n’y a évidemment aucune auberge.

Mais on le sait, les frontières intra-européennes n’ont cessé de fluctuer au cours de l’histoire et les contours italiens, français et espagnols que connaissait Offenbach ne sont pas tout à fait ceux que nous connaissons actuellement. Tâchons donc d’y voir plus clair.

L’argument des Brigands est centré sur la préparation d’un mariage arrangé censé sceller l’alliance diplomatique entre le Royaume de Grenade et le Duché de Mantoue. Ces deux entités politiques ont bel et bien existé et, bien que 2000 km séparent Grenade et Mantoue, une telle alliance aurait été effectivement possible.

Le Royaume de Grenade intègre le territoire espagnol au moment de la Reconquista de 1492, perdant son statut de royaume indépendant pour devenir une division du Royaume de Castille, mais conservant tout de même son nom de Royaume. En 1833, un traité redéfinissant la division de l’Espagne marque la fin du Royaume de Grenade, lequel devient définitivement une simple province.

Le Duché de Mantoue, quant à lui, naît en 1530. Cette principauté reste indépendante jusqu’au début du XVIIIe siècle, bien que placée sous la tutelle du Saint-Empire romain germanique, avant d’être rattachée au Duché de Milan, suite à la déchéance de Charles III Ferdinand, dernier duc de Mantoue jusqu’en 1708. A l’époque napoléonienne, Mantoue va successivement être annexé par la République cisalpine, transformée plus tard en Royaume d’Italie gouverné par Napoléon, avant de passer sous la juridiction du Royaume de Lombardie-Vénétie, lui-même placé sous l’autorité de l’Empire autrichien.

Techniquement, le mariage entre la Princesse de Grenade et le Duc de Mantoue, bien que totalement fictif, ne serait pas complètement improbable. Mais jamais ces deux entités n’ont partagé la moindre frontière. L’Espagne et l’Italie ont cependant bien eu des frontières en commun, constamment redéfinies par les onze guerres successives d’Italie entre le XVe et le XVIe siècle. La bataille de Pavie de 1525 permet ainsi à l’Espagne d’asseoir sa domination sur la plupart des territoires italiens (à l’exception de Gênes, Venise, la Savoie le Piémont). Les reconquêtes s’enchaînent alors et les frontières varient fréquemment jusqu’en 1734, où la bataille de Bitonto fait rentrer Naples et la Sicile sous la couronne espagnole. Parme et Plaisance sont également cédés par l’Autriche au roi d’Espagne en 1748. Et tout cela se retrouve à nouveau bousculé un siècle plus tard par les conquêtes napoléoniennes.

Les brèves frontières qui ont existé entre les deux états ont donc été situées dans l’actuel territoire italien. Il est donc assez peu probable que l’ambassade de Grenade soit passée par là pour sceller ce mariage à 5 millions (ou 3 si on défalque la dot).

Alors Offenbach et ses librettistes s’attendaient-ils à ce que le public ait connaissance de quatre siècles de géopolitique complexe ? Assurément non ! Au contraire, il s’agit bel et bien d’une facétie des auteurs, mettant en scène un mariage tout à fait fantaisiste sur une frontière complètement improbable. Si le Duc vient de Mantoue, c’est en référence évidente au personnage volage et libidineux du Rigoletto de Verdi (1851) et le mariage entre l’Italie et l’Espagne est en réalité un prétexte pour faire ce dont Offenbach raffole : des clins d’œil parodiques au folklore musical supposé des pays européens voisins. Tout y passe : la saltarelle (italienne) de Fragoletto, les couplets de Fiorella sur un rythme de boléro (espagnol), l’arrivée de l’ambassade espagnole sur un fandango, jusqu’au couplets tyroliens du caissier du Duc… Dans la version des Brigands de 1878, remaniée en opéra-féérie, on trouve même un ballet espagnol, un ballet des italiennes et une malagueña reprise de Maître Péronilla. Mais il y a surtout ces hilarants couplets de Gloria-Cassis (« Y’a des gens qui se disent Espagnols »), pastiche en forme d’espagnolade où Offenbach, comme un an auparavant dans La PéricholeIl grandira car il est Espagnol »), étrille une certaine tendance de la cour du second Empire à s’inventer des ascendances ibériques afin de se faire bien voir de l’Impératrice Eugénie, elle-même espagnole et née à Grenade.

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Focus sur le Duetto du notaire

Après le grand Canon des faux mendiants, le Duetto du notaire de l’acte II fait partie des numéros les plus appréciés au moment de la création des Brigands. Les premières critiques parues après la première plébiscitent ce numéro réjouissant et il n’y a guère que Félix Clément et Pierre Larousse qui font la fine bouche et déplorent de n’entendre dans ce duo que « l’éternel rythme de polka » (Dictionnaire lyrique, ou Histoire des Opéras).

La structure de ce petit duo entre Fiorella et Fragoletto est relativement simple : un couplet, un refrain, chacun repris trois fois de manière identique. Harmoniquement, Offenbach s’en tient également à quelque chose d’assez rudimentaire et on cherchera en vain les franches modulations des premiers couplets de Fiorella, ou les chromatismes et les frottements harmoniques audacieux de ceux de Falsacappa. Mais, comme souvent chez Offenbach, l’apparente simplicité formelle masque mal un fourmillement de petits détails aussi subtils que ravissants.

Le début du couplet fait entendre un rythme assez caractéristique, formé de l’alternance entre deux brèves et une longue. Posé sur un bourdon des basses, ce rythme évoque donc la bourrée, danse issue du centre de la France, d’abord d’origine populaire – après tout, Fragoletto et Fiorella sont bien des gens du peuple – avant d’être progressivement développée et codifiée au XVIIe siècle jusqu’à intégrer les danses de cour et le grand ballet classique. Le refrain du duo évoque davantage la polka, danse dont la rythmique est assez proche de celle de la bourrée, mais qui possède un caractère plus sautillant et plus articulé.

Ce petit refrain n’est pas non plus sans évoquer le duo entre Eboli et Thibault, au premier acte de Don Carlos de Verdi, œuvre censément plus sérieuse, créée quelques années avant Les Brigands (en 1867 dans sa version française) et à laquelle Offenbach rend peut-être discrètement hommage ici. La parenté entre les deux duos est d’ailleurs accentuée par le fait que Thibault, comme Fragoletto, est un personnage travesti (rôle d’homme chanté par une femme).

Le travestissement de Fragoletto n’est d’ailleurs pas anodin dans ce duo et Offenbach, comme bien d’autres compositeurs, joue de cette ambiguïté des sexes, des genres et des rôles, et du côté délicieusement sulfureux qu’il génère. À ce titre, il est intéressant de noter que le compositeur, afin de brouiller encore davantage l’oreille, fait permuter à plusieurs reprises les lignes vocales de Fiorella et de Fragoletto et que le soprano 2 (Fragoletto) passe plusieurs fois furtivement au-dessus de la ligne du soprano 1 (Fiorella). Les voix se croisent et s’entrecroisent, alternent et se rejoignent à la tierce. Si Les Brigands ne comportent pas de vrai duo d’amour entre les deux personnages, c’est bien dans ce petit duetto que nos deux protagonistes deviennent musicalement un véritable couple !

Le texte du duetto casse la structure relativement répétitive de la musique et progresse subtilement à chacun des trois couplets. Les deux amants haranguent d’abord le notaire (couplet 1), puis tentent de l’attendrir (couplet 2) avant de le menacer à mots couverts (couplet 3). Mais le véritable coup de génie du livret réside dans le formidable jeu sur les onomatopées des 3 refrains. Ce procédé comique qu’on pouvait déjà entendre, notamment dans les couplets de Cupidon d’Orphée aux enfers, est ici poussé beaucoup plus loin et chaque refrain est l’occasion d’un nouveau « bruitage » : d’abord des « psitt, psitt », puis des bruits de baisers et enfin de très sonores « ha ha » qui ont rapidement valu à ce duetto le surnom de « Duo de l’éclat de rire ».

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“Soyez pitoyables” – Focus sur le Canon

Le numéro “Soyez pitoyables” fait partie des plus belles pages de la partition. Il intervient au début du 2ème acte. Il est chanté par les brigands – la bande à Falsacappa – déguisés en mendiants: « Ah! Soyez pitoyables, et donnez du pain à de pauvres diables qui meurent de faim ». Les brigands utilisent ce subterfuge pour envahir l’auberge de Pipo et en prendre le contrôle. En effet, cette auberge, située à la frontière entre l’Espagne et l’Italie, est le lieu choisi pour la rencontre de la délégation de la cour de Grenade – dont la princesse vient épouser le duc de Mantoue – et la délégation de Mantoue qui vient les accueillir.

Son écriture en canon permet un formidable crescendo, mené par des entrées en imitation sur scène et dans la fosse. Les solistes, accompagnés des cordes et des bois sont progressivement rejoints par l’ensemble des membres de la troupe qui finissent tous convoqués pour un unisson grandiose du chœur. Cette plénitude laisse paraître la santé des brigands. Ont-ils vraiment si faim ? Goûtons le second degré musical, cher à Offenbach.

 

Détail des différentes entrées:

  • Mesure 1: orchestre seul
  • Mesure 5: entrée de Fragoletto et de Pietro
  • Mesure 24: entrée de Fiorella et de Falsacappa
  • Mesure 32: entrée de Carmagnola, Domino et Barbavano
  • Mesure 36: entrée des 4 jeunes filles et des soprani
  • Mesure 40: entrée des ténors
  • Mesure 45: unisson « Ah! Soyez charitables »
  • Mesure 49: entrée des basses

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Une opérette, c’est quoi ?

François Le Roux (La Grande duchesse de Gérolstein, mise en scène de Laurent Pelly, Théâtre du Châtelet, 2004), dans le rôle du Général Boum. Un « général d’opérette » ?

« Général d’opérette », « république d’opérette », « une vulgaire chanteuse d’opérette »… Le terme d’opérette n’a décidément pas bonne presse, et on l’utilise volontiers pour donner une tournure péjorative aux personnages et aux situations que l’on veut décrédibiliser.

Partant, nombreux sont ceux qui n’ont jamais vu une seule opérette et qui s’imaginent qu’il ne s’agit que d’une forme d’opéra de second rang. Un tel préjugé ne date pas d’aujourd’hui. Dès le milieu du XIXe siècle, le critique musical François-Joseph Fétis définissait l’opérette ainsi dans le Littré (1863-1873): « Mot qui a passé de la langue allemande dans le français, et par lequel on désigne de petits opéras sans importance par rapport à l’art ».

Certes, tout préjugé a un petit fondement de vérité. Alors, l’opérette, c’est juste un opéra léger ou un petit opéra ? Ou les deux en même temps, mon général ?

Une définition rigoureuse de l’opérette paraît très délicate, tant le genre est devenu protéiforme au gré des évolutions qu’il a connues dans son histoire.

Alors, sans prétendre vous apprendre ce qu’est l’opérette, osons au moins vous dire ce qu’elle n’est pas vraiment !

L’opérette, un petit opéra ?

L’opérette serait selon ce premier point de vue une forme réduite de l’opéra, qu’attesterait d’ailleurs la portée diminutive du suffixe -ette:  maisonnette, fillette, ou… bolinette comme dirait Numérobis.

Mais en quoi l’opérette serait-elle moins grande qu’un opéra ? Du fait d’un lieu de production plus modeste, d’une durée plus brève, d’un argument plus ramassé, d’un plus petit nombre de personnages, ou d’instrumentistes ?

L’opérette française sous Offenbach

La question du lieu de la création est une caractéristique fondatrice du genre de l’opérette.

A l’époque des « pères » de l’opérette, que furent Hervé ou Offenbach, une réglementation particulièrement stricte encadrait les productions théâtrales. Héritée d’un système de privilèges établi sous le premier Empire, elle limitait le nombre de salles de théâtres – d’abord à 8 sous Napoléon Ier – et elle régulait le type de spectacles pouvant y être joués.

Des dérogations ont progressivement été accordées au début du Second Empire, permettant notamment à Offenbach d’ouvrir un petit théâtre, bénéficiant de l’autorisation d’y produire des « scènes comiques et musicales dialoguées à deux ou trois personnages ».

Le théâtre des Bouffes Parisiens voit le jour en 1855, et Offenbach peut y diriger ses premières opérettes, comme Les Deux aveugles et Le Violoneux. Ces œuvres respectent alors les restrictions énoncées, et, de fait, les caractéristiques de durée et d’effectif limités.

Caricature d’Offenbach cherchant une nouvelle salle pour le théâtre qu’il vient de créer. Après avoir connu le succès estival de l’Exposition universelle, le théâtre des Bouffes-Parisiens quitte les Champs-Elysées, et emménage dès l’hiver 1855 à la salle Choiseul, proche de l’Opéra-Comique.

Ainsi, le livret tient le plus souvent en un acte unique. Par conséquent, la durée d’une opérette sera mécaniquement plus courte que celle d’un opéra, qui se décline en deux, trois voire quatre ou cinq actes.

Mais Offenbach persévère. Petit à petit, il s’affranchit de ces restrictions et compose des pièces plus longues, avec un quatrième personnage (Bataclan, 1855), puis un cinquième (Croquefer, 1857), jusqu’à même pouvoir y insérer des chœurs ! C’est alors que le répertoire d’Offenbach évolue vers un registre plus proche de l’opéra-comique, avec Orphée aux enfers, créé en 1858. L’opérette est peu à peu délaissée au gré de l’assouplissement réglementaire, qui culmine avec la parution du décret sur la liberté des théâtres en 1864. Offenbach ne compose que très rarement des opérettes à partir de cette période, et il se consacre essentiellement à l’écriture d’opéras-bouffes, d’opéras-fééries et d’opéras-comiques, œuvres plus « grandes » par leur durée et leur effectif.

De grandes opérettes ?

Hélas, on ne peut s’arrêter à ce critère de taille pour définir l’opérette, le terme ayant été revendiqué par des compositeurs plus tardifs qui s’en sont écartés.

Ainsi en est-il des opérettes autrichiennes, dont les plus célèbres, comme La Chauve-souris (1874) de Johann Strauss fils, ou La Veuve joyeuse (écrite en 1874, mais créée en 1905) de Franz Lehar, sont écrites en trois actes, et incluent un grand nombre de personnages, des chœurs, ainsi qu’une instrumentation étoffée.

De même, les opérettes françaises du XXe siècle échappent à ces critères, quand on songe à celles de Maurice Yvain (Là-haut, 1922), d’André Messager (Coups de roulis, 1928) ou de Francis Lopez (Le Chanteur de Mexico, 1955).

Luis Mariano « Le chanteur de Mexico » (Archive INA). Le Chanteur de Mexico, air extrait de l’opérette éponyme, immortalisé par le ténor Luis Mariano.

Mais alors, quel est le point commun entre ces dernières pièces et les opérettes originelles d’Offenbach ?

L’opérette, un opéra qui ne se prend pas au sérieux ?

Peut-être serait-ce le critère du caractère léger et satirique qui pourrait alors servir de dénominateur commun aux différentes formes d’opérette.

L’opérette en opposition à l’opéra ?

C’est en effet sous cet angle que l’on aime à distinguer d’une part, le genre de l’opéra, solennel, grandiose, grave et noble, qui séduit les classes intellectuelles et aristocratiques, et d’autre part, le genre de l’opérette, trivial, burlesque voire ridicule, qui n’amuserait que la petite bourgeoisie. Cette distinction est hélas bien trop exagérée, et là encore, la faute peut être imputée à ce suffixe en -ette, qui n’aide pas, avec sa connotation souvent dégradante (mauviette, pichenette, lavette etc.).

De plus, elle est erronée, car confusion est ici faite entre opera-buffa et opérette. L’opérette n’est en effet pas un produit dérivé de l’opéra, comme l’est l’opera-buffa, qui s’est développé à partir de l’operia-seria, et qui inspirera les opéras-bouffes d’Offenbach.

La satire oui, mais pas n’importe laquelle…

Certes, l’opérette demeure une œuvre souvent satirique et peut même avoir des allures de farce. Mais l’opera-buffa s’appuie tout de même sur des thèmes ou des personnages tirés d’une littérature savante, évoluant dans une intrigue relativement élaborée qui explore les moeurs de l’époque – et la façon dont elles sont habilement contournées, comme il Barbiere di Siviglia de Rossini ou Cosi fan tutte de Mozart. L’opérette, quant à elle, met en avant des situations plus familières et proches du quotidien, dans une narration qui relève plus du vaudeville que de la comédie, sans autre but que de distraire.

il Barbiere di Siviglia – Rossini Opéra de Rouen-Normandie 2019, Finale de l’acte II (version de l’Opéra de Rouen-Normandie, mise en scène de Pierre-Emmanuel Rousseau). L’opérette et surtout l’opéra-bouffe reprennent les motifs satiriques et les airs enjoués de l’opera-buffa, lequel demeure cependant caractérisé par une finalité morale, ici inspiré de la pièce de Beaumarchais, Le Barbier de Séville ou La Précaution inutile.

De plus, contrairement à l’opera-buffa, l’opérette comporte des dialogues parlés – ce qui la rapproche alors de l’opéra-comique. Mais là encore, ce critère de proximité avec le genre du vaudeville ne s’applique pas tellement aux opérettes autrichiennes évoquées plus haut. L’on pourrait d’ailleurs presque croire que ces dernières relèveraient plus de l’opéra-bouffe, et que le terme d’opérette leur serait appliqué pour mieux souligner l’influence d’Offenbach. Notons d’ailleurs que le livret de La Chauve-souris trouve son origine dans une comédie de Meilhac et Halévy (Le Réveillon), qui furent eux-mêmes librettistes d’un grand nombre d’œuvres offenbachiennes.

La Chauve-Souris, quoiqu’intitulé “opérette” par Strauss lui-même, ressemblerait davantage à un opéra-bouffe offenbachien. Ici l’air du Prince Orlofsky “Im Feuerstrom der Reben dont l’ambiance n’est guère éloignée du final de l’acte III de La Vie parisienne: Die Fledermaus – English subtitles – Bavarian State Orchestra 1987 – Kleiber Wachter Coburn. Source de l’image : carte postale pour le 25e jubilé de la création de la Chauve-souris, Wienbibliothek, WBR, HS, HIN-223954.

Mais alors, qu’est-ce qu’une opérette ?

Comme annoncé d’emblée, il était plus évident de dire ce que n’est pas une opérette. Dire ce qu’elle est précisément, c’est prendre le risque de la figer dans un genre artificiel, qui ne tient pas compte de la réalité historique – celle d’une incrémentation progressive d’influences des différents compositeurs d’opérettes à travers les âges et les pays. Et pour celles et ceux qui voudront encore obtenir une définition canonique de l’opérette, il faudra se contenter de rechercher un faisceau d’indices à la manière des juristes, en gardant en tête que ces critères sont loin de s’autosuffire :

  • Brièveté du livret
  • Effectif réduit, tant pour les chanteurs que les instrumentistes
  • Thème léger et satirique, proche du vaudeville
  • Présence de dialogues parlés

Si vous avez bien suivi, vous aurez donc compris que, malgré les abus de langage, Oya Kephale n’a jamais produit une seule opérette ! Eh oui, si Offenbach est, pour l’heure, le seul compositeur que nous mettons à l’honneur au théâtre d’Asnières, nous n’avons joué que ses opéra-bouffes et ses opéra-fééries.

Sources

 

 

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