Où se trouve l’auberge de Pipo ?

L’intrigue du deuxième acte des Brigands se situe dans une auberge dont le tenancier se félicite qu’elle soit si judicieusement placée à la frontière entre l’Italie et l’Espagne. Cette remarque fait immédiatement sursauter et sourire car, bien évidemment, les deux pays n’ont aucune frontière commune et sont très distinctement séparés par l’énorme hexagone français.

Pas de frontière italo-espagnole donc… en tout cas, pas de frontière terrestre puisque, techniquement, l’Espagne et l’Italie possèdent une frontière maritime située en pleine mer Méditerranée, sur laquelle il n’y a évidemment aucune auberge.

Mais on le sait, les frontières intra-européennes n’ont cessé de fluctuer au cours de l’histoire et les contours italiens, français et espagnols que connaissait Offenbach ne sont pas tout à fait ceux que nous connaissons actuellement. Tâchons donc d’y voir plus clair.

L’argument des Brigands est centré sur la préparation d’un mariage arrangé censé sceller l’alliance diplomatique entre le Royaume de Grenade et le Duché de Mantoue. Ces deux entités politiques ont bel et bien existé et, bien que 2000 km séparent Grenade et Mantoue, une telle alliance aurait été effectivement possible.

Le Royaume de Grenade intègre le territoire espagnol au moment de la Reconquista de 1492, perdant son statut de royaume indépendant pour devenir une division du Royaume de Castille, mais conservant tout de même son nom de Royaume. En 1833, un traité redéfinissant la division de l’Espagne marque la fin du Royaume de Grenade, lequel devient définitivement une simple province.

Le Duché de Mantoue, quant à lui, naît en 1530. Cette principauté reste indépendante jusqu’au début du XVIIIe siècle, bien que placée sous la tutelle du Saint-Empire romain germanique, avant d’être rattachée au Duché de Milan, suite à la déchéance de Charles III Ferdinand, dernier duc de Mantoue jusqu’en 1708. A l’époque napoléonienne, Mantoue va successivement être annexé par la République cisalpine, transformée plus tard en Royaume d’Italie gouverné par Napoléon, avant de passer sous la juridiction du Royaume de Lombardie-Vénétie, lui-même placé sous l’autorité de l’Empire autrichien.

Techniquement, le mariage entre la Princesse de Grenade et le Duc de Mantoue, bien que totalement fictif, ne serait pas complètement improbable. Mais jamais ces deux entités n’ont partagé la moindre frontière. L’Espagne et l’Italie ont cependant bien eu des frontières en commun, constamment redéfinies par les onze guerres successives d’Italie entre le XVe et le XVIe siècle. La bataille de Pavie de 1525 permet ainsi à l’Espagne d’asseoir sa domination sur la plupart des territoires italiens (à l’exception de Gênes, Venise, la Savoie le Piémont). Les reconquêtes s’enchaînent alors et les frontières varient fréquemment jusqu’en 1734, où la bataille de Bitonto fait rentrer Naples et la Sicile sous la couronne espagnole. Parme et Plaisance sont également cédés par l’Autriche au roi d’Espagne en 1748. Et tout cela se retrouve à nouveau bousculé un siècle plus tard par les conquêtes napoléoniennes.

Les brèves frontières qui ont existé entre les deux états ont donc été situées dans l’actuel territoire italien. Il est donc assez peu probable que l’ambassade de Grenade soit passée par là pour sceller ce mariage à 5 millions (ou 3 si on défalque la dot).

Alors Offenbach et ses librettistes s’attendaient-ils à ce que le public ait connaissance de quatre siècles de géopolitique complexe ? Assurément non ! Au contraire, il s’agit bel et bien d’une facétie des auteurs, mettant en scène un mariage tout à fait fantaisiste sur une frontière complètement improbable. Si le Duc vient de Mantoue, c’est en référence évidente au personnage volage et libidineux du Rigoletto de Verdi (1851) et le mariage entre l’Italie et l’Espagne est en réalité un prétexte pour faire ce dont Offenbach raffole : des clins d’œil parodiques au folklore musical supposé des pays européens voisins. Tout y passe : la saltarelle (italienne) de Fragoletto, les couplets de Fiorella sur un rythme de boléro (espagnol), l’arrivée de l’ambassade espagnole sur un fandango, jusqu’au couplets tyroliens du caissier du Duc… Dans la version des Brigands de 1878, remaniée en opéra-féérie, on trouve même un ballet espagnol, un ballet des italiennes et une malagueña reprise de Maître Péronilla. Mais il y a surtout ces hilarants couplets de Gloria-Cassis (« Y’a des gens qui se disent Espagnols »), pastiche en forme d’espagnolade où Offenbach, comme un an auparavant dans La PéricholeIl grandira car il est Espagnol »), étrille une certaine tendance de la cour du second Empire à s’inventer des ascendances ibériques afin de se faire bien voir de l’Impératrice Eugénie, elle-même espagnole et née à Grenade.

Pour en savoir plus sur la musique des Brigands.

 

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