Les Brigands – Introduction à l’oeuvre

Le Théâtre des Variétés en quête d’un nouveau succès

« Nous pouvons dès maintenant annoncer le titre du nouvel opéra-bouffe de MM. Henri Meilhac, Ludovic Halévy et Jacques Offenbach aux Variétés. Cette pièce aura pour titre : Les Brigands » annonce Le Figaro dès le 15 octobre 1867. Le directeur du Théâtre des Variétés a en effet commandé une nouvelle pièce à Offenbach, qui a enchaîné les succès au cours de cette année. Il faut dire que la deuxième Exposition Universelle de Paris, tenue cette même année, a amené dans la capitale un public pressé de découvrir ses pièces. Ainsi, au même Théâtre des Variétés, La Grande Duchesse de Gérolstein connaît un triomphe plus grand encore que Barbe-Bleue (1866), et s’apprête à égaler les quelque 200 représentations de La Belle Hélène (1864). La nouvelle version de Geneviève de Brabant, donnée au Théâtre des Menus-Plaisirs, reçoit également un excellent accueil, tandis que La Vie parisienne est représentée 265 fois entre 1866 et 1867 au Théâtre du Palais-Royal.

C’est dire si Offenbach est un compositeur courtisé des théâtres de cette époque, de même qu’Hortense Schneider, qui excelle dans les premiers rôles féminins de la plupart de ses œuvres. Cependant, le compositeur ne peut compter cette fois-ci sur sa cantatrice favorite, qui vient de suspendre son contrat avec le Théâtre des Variétés. Offenbach va néanmoins s’entourer d’autres chanteurs qui ont participé à ses précédents succès : le principal rôle masculin est confié à José Dupuis, ténor belge maintes fois applaudi aux côtés de la Schneider, en Pâris, Barbe-Bleue, Fritz ou Piquillo. La soprano Zulma Bouffar est quant à elle retenue pour le rôle travesti de Fragoletto, après avoir triomphé un an plus tôt dans le rôle de Gabrielle dans La Vie parisienne et du page Drogan dans Geneviève de Brabant. Dans le rôle du Caissier, Offenbach reprend Léonce, lequel avait déjà chanté Pluton dans Orphée aux Enfers.

Une pièce longue à écrire

Les atermoiements d’Hortense Schneider

Les Brigands sont espérés pour octobre 1868. Pourtant Le Figaro annonce encore le 10 janvier 1868 que « l’éditeur Colombier vient d’acheter la future partition d’Offenbach, aux Variétés, Les Brigands ou Le Sorcier». Une hésitation sur le titre qui en dit long sur l’impréparation de l’œuvre. Les retards s’enchaînent, et Hortense Schneider n’est pas sans responsabilité dans l’affaire. Elle se ravise au milieu de l’année pour reprendre son poste aux Variétés, ce qui incite son directeur à proposer dès que possible une nouvelle pièce qui puisse la mettre en avant. Offenbach met alors entre parenthèses l’écriture des Brigands pour s’atteler à celle de La Périchole, laquelle sera créée le 6 octobre 1868 et occupera la scène du théâtre de longs mois durant, retardant d’autant la création des Brigands.

Une collaboration tendue avec Meilhac et Halévy

Au cours de l’été 1869, Offenbach reproche à ses librettistes, en particulier à « ce paresseux de Meilhac »[1] de trop tarder à lui fournir le support de sa composition, au point qu’il se prend à les insulter dans une lettre le 14 septembre 1869 : « Filous, voyous, polissons, crapules, poètes de quatre sous, auteurs de bas étage ! ». Qui plus est, la goutte dont il est atteint ralentit son travail, alors qu’il doit parallèlement terminer l’écriture d’une autre pièce pour les Bouffes-parisiens, La Princesse de Trébizonde. Offenbach se veut toutefois rassurant envers ses librettistes : « Vous savez parfaitement que tant que vous ferez des pièces, je les mettrai en musique, très heureux de continuer une collaboration qui nous a donné tant de succès et qui a encore consolidé, au moins de ma part, l’amitié de vieille date que j’avais pour [vous] »[2]. En écrivant ces mots, Offenbach ne se trompe pas : le trio qu’il forme avec ses librettistes lui a assuré ses meilleures productions, qui figurent de nos jours encore parmi les plus jouées de tout son répertoire. Meilhac et Halévy, qui deviendront membres de l’Académie française quelques années plus tard, sont en effet des auteurs de génie, capables de produire des textes de qualité empreints de références aux œuvres littéraires et musicales de leur temps. Si l’on excepte leur dernier ouvrage commun, La Boulangère a des écus (1875), Les Brigands, dans leur version féérie produite en 1878, signent la dernière collaboration d’une trinité dont Offenbach s’amusait à dire : « Je suis sans doute le père, mais chacun des deux est mon fils et plein d’esprit ».

Pourquoi des brigands ?

Une superstition d’Offenbach ?

Le journal Le Gaulois du 9 décembre 1921 évoque une hypothèse avancée par Hortense Schneider : Offenbach était, comme beaucoup d’artistes de son temps, superstitieux. Or chacun de ses opéras-bouffes où apparaît le mot « brigand » avait été très bien accueilli  – on le retrouve fréquemment dans Barbe-Bleue ou La Périchole. La quête absolue d’un nouveau succès l’aurait alors motivé à en faire le sujet de son nouvel opus.

Le brigand italien, une référence classique au XIXe siècle

La seule explication sérieuse qui vaille est que Meilhac et Halévy aient tout simplement été tentés de puiser dans l’imaginaire du brigand, et particulièrement du brigand italien qui devient un thème très en vogue dans les arts au milieu du XIXe siècle. Dans la veine de la pièce romantique de Schiller (Les Brigands, 1782), de nombreux auteurs, peintres ou musiciens prennent pour motif l’univers italianisant des brigands d’une époque plus ancienne : costumes, scènes d’embuscades, confrontation avec les troupes papales, les dragons français ou encore les carabiniers. Le brigand italien devient alors une figure fantasmée, héroïsée et adoucie dont les aventures intriguent les sociétés européennes du XIXe. Après avoir parodié les mythes grecs dans Orphée aux Enfers et La Belle Hélène, les librettistes d’Offenbach se sont donc de nouveau plu à parodier les modes littéraires et musicales de leur temps.

Un pastiche des opéras-comiques d’Auber

Ce sont plus particulièrement les opéras-comiques de Daniel-François-Esprit Auber qui inspirent ici Meilhac et Halévy. Auber et son librettiste Eugène Scribe ont en effet  abondamment puisé dans cette représentation édulcorée du brigand entre 1830 et 1850. Leurs œuvres connaissent un grand succès à l’Opéra-Comique, dont l’orchestre comptait à cette période parmi ses violoncellistes un certain Offenbach. Il est plus que probable que ce dernier ait joué de telles pièces mettant à l’honneur des bandits méditerranéens. Ce sont en particulier les arguments de quatre opéras-comiques d’Auber qui serviront de matière première au livret de Meilhac et Halévy : Fra Diavolo (1830), La Sirène (1844), Les Diamants de la couronne (1841) ou encore Marco Spada (1852).

Dans Fra Diavolo, Scribe met en scène un chef de bandits italiens, également en prise avec des carabiniers. La scène où Fra Diavolo, sous l’identité d’un marquis, accueille dans une auberge ses confrères déguisés en pèlerins cherchant le gîte et l’aumône en rappelle une autre : celle du début de l’acte II des Brigands d’Offenbach, qui pénètrent dans l’auberge de Pipo cachés sous une cape en mendiant du pain.

Les faux-monnayeurs des Diamants de la couronne semblent aussi être des cousins éloignés des Brigands d’Offenbach. On retrouve d’ailleurs des similitudes entre les noms des protagonistes comme Barbarigo ou Campo-Mayor chez Auber, et Barbavano et Campo‑Tasso chez Offenbach, tandis que le duc de Popoli est remplacé par celui de Mantoue.

Le chef des contrebandiers de La Sirène, également très enclin à usurper différentes identités pour accomplir ses forfaits, a sans doute inspiré le plan de Falsacappa, lequel repose essentiellement sur une série de travestissements.[3] Le nom même de Falsacappa – littéralement, « fausse cape » – en dit long sur la propension du personnage à contrefaire son identité. C’est d’ailleurs sous la fausse cape d’un ermite capucin qu’il trompe la confiance des quatre jeunes femmes au début de l’œuvre.

Falsacappa reprend aussi les traits du personnage de Marco Spada, autre chef de bandits italien qui se cache sous l’apparence d’un baron. On apprend plus tard dans cette œuvre, également intitulée La Fille du bandit, qu’il est le père adoptif d’Angela, une fille à qui il ne peut rien refuser. Cette tendresse paternelle rappelle fortement celle de Falsacappa pour sa fille Fiorella, qui chante d’ailleurs « Je suis la fille du bandit » au début et à la fin de l’œuvre.

Ces éléments d’intrigue et ces péripéties permettent aux librettistes de présenter un récit dynamique et prenant, tout en étant parodique : comme l’écrit Jean-Claude Yon, « Leur pièce possède ainsi la perfection formelle d’un genre dont ils dénoncent par ailleurs toutes les conventions ». Est-ce le succès de cet ouvrage qui exhorte Meilhac et Halévy à reprendre le thème des brigands ? Après l’Italie, ils feront aussi une belle part aux contrebandiers d’Espagne en produisant le livret de Carmen de Bizet (1875).

Le Second Empire : une société de brigands ?

Habituellement prompt à brosser un portrait satirique de la cour impériale et de la société de leur époque, le trio Offenbach-Meilhac-Halévy paraît plus clément dans Les Brigands. La censure a d’ailleurs très peu touché au livret, qui n’en demeure pas moins osé. On songe en particulier au personnage du Caissier, coupable de détournement de fonds et de corruption, qui ferait référence au banquier Mirès ou aux frères Péreire, hommes d’affaires qui avaient conseillé Napoléon III. Plus largement, la lecture du livret permet vite de comprendre que les brigands ne sont pas seulement les bandits qui se cachent « dans la forêt sombre » mais aussi les gens de la cour et les financiers plus ou moins bien intentionnés. Dès le début de l’œuvre, l’un des lieutenants de Falsacappa se permet d’ailleurs cette comparaison bien sentie : « J’étais banquier, moi ; je me suis fait voleur, parce que j’espérais qu’il y aurait moins de travail et plus de bénéfice… c’est le contraire qui est arrivé. » La classe politique est tout autant brocardée par le Caissier, qui ose cette saillie : « Ils sont si ingrats, les gouvernements !… ils s’occupent si peu des intérêts des particuliers ! […] Heureusement que les particuliers s’en occupent, eux, de leurs intérêts ! » Après avoir abondamment raillé l’armée dans La Grande duchesse de Gérolstein, les auteurs récidivent avec ce chef des carabiniers encore plus ridicule que le Général Boum, et peu flatté aux côtés de « l’homme d’esprit » représenté par le baron de Campo-Tasso.

Meilhac et Halévy n’épargnent pas non plus la noblesse espagnole établie en France grâce aux faveurs de l’impératrice. Eugénie de Montijo n’avait en effet pas oublié « que l’Espagne est [son] vrai pays », comme le chante le Comte de Gloria-Cassis dans son couplet « Y’a des gens qui se disent Espagnols ». L’allusion est à peine voilée si on remplace « Mantoue » par « la France », lorsqu’il conseille la Princesse de Grenade : « Et quand vous aurez la puissance, Usez-en, c’est moi qui vous l’dis, Pour faire avoir de l’influence Aux gens de votre ancien pays ; Donnez-leur tout l’argent d’Mantoue Et tous les emplois importants… Si les gens d’ici font la moue, Les gens d’là-bas seront contents ». Déjà visée dans La Périchole, l’impératrice peut avoir ses raisons de ne pas porter Offenbach dans son cœur. Elle fait ainsi retirer le nom d’Offenbach de la liste de promotion au grade d’officier de la Légion d’Honneur, le 15 août 1870, au début de la guerre avec la Prusse. Cela étant, le livret des Brigands, comme celui de Barbe-Bleue ou de La Vie parisienne, n’égratigne pas seulement les puissants de l’époque mais bien toutes les classes sociales. On voit par exemple au début de l’acte II comment l’aubergiste Pipo s’y prend pour trafiquer les plats et les boissons qu’il sert à ses clients. « Il faut voler selon la position qu’on occupe dans la société », proclame Falsacappa, telle une maxime qui fait du brigandage un mode de vie tout à fait usuel. Sans vouloir dénoncer, cette « pièce totalement amorale présente le vol comme un principe qui structure toute la société ».[4]

Accueil et postérité

Un succès interrompu par la guerre de 1870

Avant même sa création, la pièce semble promise à un nouveau succès, comme nous l’apprend Le Figaro, le 29 novembre 1869 : « M. Offenbach est fort satisfait de l’exécution mais les artistes ne sont pas moins contents que lui, car, avec une unanimité admirable, ils ont fait au maestro une de ces ovations que l’on n’oublie pas. C’est vraiment d’un bon présage. » De fait, le public a fait montre d’un grand enthousiasme lors de la première le 10 décembre, comme le relève Le Figaro le 13 décembre : « Le premier acte des Brigands a décidé du succès de la pièce. Un fou rire s’est emparé des spectateurs à l’entrée des carabiniers ». En revanche, les deux actes suivants « sont traînants et un peu vides dans leur turbulence. » Le 12 décembre 1869, Le Ménestrel salue la prouesse de « l’infatigable Offenbach, suivi de ses Brigands » qui enregistre une « nouvelle victoire » après celle de La Princesse de Trébizonde, « la même semaine […] sur deux théâtres rivaux. Décidément le maestro Offenbach est l’enfant chéri de l’opérette. » Le théâtre des Variétés engrange également un chiffre d’affaires record de 5 501 francs le 12 décembre 1869 grâce aux Brigands, qui dépasse celui de La Grande Duchesse de Gérolstein. Pour remercier les interprètes des Brigands de ces succès, « le maestro Offenbach » les convie – aux côtés de ceux de La Princesse de Trébizonde – au Grand-Hôtel à « une fête gastronomique et chorégraphique dont il sera longtemps parlé dans l’histoire », comme l’écrit Le Figaro le 23 février 1870.

En province et à l’étranger

Les Brigands sont montés à Lille, puis à Bruxelles fin février 1870 et à Vienne (Die Banditen) au Theater an der Wien le 13 mars 1870. L’œuvre est aussi produite au jeune Théâtre provisoire de Prague (Bandité) et Offenbach se rend à Londres au cours de l’été 1871 pour assister à la création anglaise des Brigands. La même année, il dirige Los Brigantes au Théâtre de la Zarzuela à Madrid.

Reprises

Mais entretemps, la guerre a éclaté entre la France et la Prusse le 19 juillet 1870. Les Variétés osent tout de même une reprise des Brigands du 3 au 15 août 1870, entrecoupée de refrains patriotiques comme « la Marseillaise, le Rhin allemand et des strophes de circonstances ».[5] Il faut attendre la fin de la guerre, en janvier 1871 pour que les théâtres rouvrent, et ce n’est que le 2 septembre 1871 que la pièce est de nouveau montée à Paris, avec « un succès, plus grand, peut-être qu’à la première représentation ».[6]

La version « féérie »

À la tête du Théâtre de la Gaîté, Offenbach crée des « opéras-féeries », sorte d’opéras‑comiques grandioses, augmentés d’un chœur et d’un orchestre plus étoffés et de ballets, comme Le Roi Carotte (1872) ou Le Voyage dans la Lune (1875). Le succès de ce genre l’invite à reprendre ses anciens opéra-bouffes en transformant l’argument et en y ajoutant de nouvelles pièces, pour en faire des opéras-fééries. C’est d’abord le cas d’Orphée aux Enfers (1874) ou de Geneviève de Brabant (1875) puis vient le tour des Brigands. L’intrigue est modifiée : « Falsacappa acceptant le billet de 1 000 francs du caissier Antonio, on se prépare à célébrer le mariage du prince et de Fiorella lorsque arrive la véritable ambassade de Grenade. Un changement à vue transporte l’action sur la grand-place de Mantoue que borde un arc de triomphe. (…) Le cortège défile, spectacle agrémenté d’un ballet (…) et d’une cavalcade ».[7] Malgré un très bon accueil critique, cette deuxième version des Brigands ne sera jouée que 34 fois jusqu’au 9 février 1879. Elle sera aussi la dernière œuvre d’Offenbach à être donnée de son vivant au Théâtre de la Gaîté. En 1931, Les Brigands est le premier opéra-bouffe à entrer, non sans succès, au répertoire de l’Opéra-Comique, lequel s’était longtemps refusé à accueillir ce genre depuis l’échec de Barkouf d’Offenbach en 1860.

 
[1] Lettre à Ludovic Halévy, 24 juillet 1869 – Retour vers la suite du texte
[2] Ibid – Retour vers la suite du texte
[3] À noter que ce jeu de changement de costumes n’est pas sans rappeler une autre pièce du trio Offenbach-Meilhac-Halévy, La Vie parisienne, où les domestiques prennent la place de leurs maîtres et les gantières se font passer pour des femmes du monde – Retour vers la suite du texte
[4] Jean-Claude Yon, Jacques Offenbach, Paris, Gallimard, 2000, p. 391 – Retour vers la suite du texte
[5] Le Figaro, mercredi 17 août 1870 – Retour vers la suite du texte
[6] Le Figaro, dimanche 3 septembre 1871 – Retour vers la suite du texte
[7] Jean-Claude Yon, Jacques Offenbach, op. cit., p. 585 – Retour vers la suite du texte

Pour en savoir plus sur la musique des Brigands

Pour accéder au livret complet

 

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