« Jesu, Meine Freude » de Bach, entre sobriété et génie musical

Créé à Leipzig en 1723, le motet Jesu, meine Freude est un jeu subtil entre la sobriété de la liturgie  luthérienne et le génie musical de Jean-Sébastien Bach. Tout part d’un cantique luthérien du XVIIe siècle, écrit par Johann Crüger et chanté par l’assemblée dans les temples protestants. Le motet de Bach est une succession d’harmonisations différentes de ce choral tout simple, ainsi transfiguré en un monument musical remarquablement charpenté. 

 

“Sans Bach, la théologie serait dépourvue d’objet, la Création fictive, le néant péremptoire. S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu.”
Cioran, Syllogismes de l’amertume.

 

Une harmonisation virtuose de la simplicité liturgique

Jesu, meine Freude est une prodigieuse harmonisation sans cesse recommencée du choral luthérien, que l’on entend de façon récurrente, porté par les sopranos 1, tandis que les autres voix brodent et enrichissent merveilleusement la pureté initiale du motif. 

Bach a par ailleurs choisi de transformer le choral, forme musicale éminemment épurée, en motet. Le motet trouve ses origines médiévales dans la simplicité du chant grégorien mais n’a cessé de se complexifier au fil de l’histoire de la musique, en intégrant peu à peu des voix supplémentaires, ayant chacune leur rythmique et leur texte propre. Pour comprendre la richesse du motet, on peut se figurer en peinture un ensemble de scènes différentes superposées sur une même toile de façon à ce que chaque scène soit identifiable indépendamment des autres mais que l’œuvre dans son ensemble conserve sa cohérence. À l’époque baroque, il est ainsi devenu une forme musicale très riche, qui permet aux compositeurs d’exercer leur maestria

Dans cette grande densité musicale, on retrouve pourtant des éléments rappelant la simplicité initiale de la forme, à laquelle Bach reste attaché. Il fait par exemple souvent le choix d’une musique figurative, qui exprime le message de son texte. Ainsi, dans le 5e mouvement Trotz dem alten Drachen, les basses illustrent les mots “tobe” (“enrage”) et “brummen” (“grondent”) par de vigoureux mélismes dans les graves, donnant ainsi à entendre la tempête du combat spirituel. L’unisson soudain des cinq voix sur le “ich steh hier und singe” (“je me tiens ici, et je chante”) fait entendre la fermeté et la cohésion du chœur – image des fidèles luthériens – face aux attaques du monde. Cet équilibre entre la simplicité du motif et la richesse de la composition fait tout le génie de l’œuvre.

Deux textes en dialogue : un enrichissement du message spirituel

Le choral de Crüger, composé en 1653, met en musique un poème de Johann Franck, Jesu, meine Freude, véritable déclaration d’amour du croyant à Jésus, qu’il chante être sa joie et son soutien face aux épreuves et à la vacuité de l’existence. Le poème est composé de six strophes, que Bach reprend successivement dans les 1er, 3e, 5e, 7e, 9e et 11e mouvements de l’œuvre. Le poème commence et finit par une adresse directe à Jésus pour lui exprimer son amour et sa confiance. Les quatre strophes intermédiaires évoquent l’épreuve des maux terrestres, que le poète affronte d’abord dans la colère et le combat, puis traverse avec une certaine douceur apaisée, que Bach met magnifiquement en musique dans le Gute Nacht, o Wesen. Le croyant s’unit plus fortement à Jésus dont il redit en apothéose finale qu’il est toute sa joie.

Dans son motet, Bach a choisi d’étoffer le cheminement spirituel du texte en y intercalant des extraits de l’épître de Saint Paul aux Romains (VIII 1-2; 9-11), qui affirme la nature spirituelle de l’homme, créature de Dieu et appelé à se libérer de l’emprise de la chair. Cette glose permet de renforcer le message du choral, et de servir l’office des funérailles pour lesquelles l’œuvre a été composée : le croyant est réaffirmé comme libre face aux forces du mal dans la mesure où il s’unit à Dieu. 

Une architecture finement charpentée

Pour structurer son œuvre, Bach ne s’est pas contenté d’alterner deux textes distincts : les onze mouvements obéissent à une architecture symétrique autour du mouvement central de fugue, Ihr aber seid nicht fleischlich. Au choral initial (1) répond le choral final (11), au trio de voix hautes (4) répond celui de voix basses (8), et au chœur Es ist nun nichts (2) répond le chœur So nun der Geist (10), qui reprend quasiment les mêmes motifs musicaux. Toute la structure du motet met donc en valeur le message central de la fugue : “Mais vous, vous ne vivez pas selon la chair, mais selon l’Esprit”. 

Petit clin d’œil symbolique, le motet suit donc une structure en chiasme. Le chiasme évoque la lettre grecque Chi (χ), qui est aussi la première lettre du mot “Christ”. Selon Katherine R. Goheene, cette structure chiastique symbolise de façon intentionnelle le Christ dans la métaphysique musicale de l’époque. 

C’est donc par une architecture finement construite que Bach décline et sublime la simplicité du cantique luthérien.

 


Johann Sebastian Bach (1685-1750)

Jesu, meine Freude (BWV 227)

  1. Choral Jesu, meine Freude
  2. Chœur Es ist nun nichts
  3. Choral figuré Unter deinen Schirmen
  4. Trio Denn das Gesetz
  5. Chœur Trotz dem alten Drachen
  6. Fugue Ihr aber seid nicht fleischlich
  7. Choral figuré Weg mit allen Schätzen
  8. Trio So aber Christus in euch ist
  9. Chœur Gute Nacht, o Wesen
  10. Chœur So nun der Geist
  11. Choral Weicht, ihr Trauergeister

Composition : vraisemblablement par morceaux, à diverses époques, et finalisé à la fin des années 1720.

Création : le 18 juillet 1723, à la Nikolaikirche de Leipzig, à l’occasion des funérailles de Johanna Maria Kees, la fille du recteur de la Thomasschule, où Bach venait d’être nommé Thomaskantor. Il s’agit donc d’un motet funèbre.

Effectif : chœur à 5 voix (SSATB), avec une alternance de pièces à 3, 4 ou 5 voix.

 


Sources

 

Rédaction de l'article

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